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« CENDRIER », une petite histoire imaginée par pascal(e)

1 CENDRIER jeanne jeanne@femmes.net 07-03-2005, 7:47 à Marie Thérèse

Il était une fois, dans un quartier défavorisé situé à la périphérie de la Grande Ville, un beau jeune homme frêle et délicat, aux traits fins et au teint de pêche, qui vivait dans une arrière-boutique obscure et humide avec son beau-père et ses deux beaux-frères, hommes grossiers et brutaux. Sa pauvre mère était morte peu après avoir épousé ce méchant homme; depuis, le malheureux orphelin était devenu le souffre-douleur de la maison. Quand il était petit, ses beaux-frères – à peine plus vieux que lui, mais qui étaient vraiment des garnements – s’amusaient à secouer la cendre de leurs cigarettes sur sa tête, et son beau-père y écrasait parfois ses mégots. Pour cette raison, on l’appelait Cendrier.

Le beau-père et les deux beaux-frères n’avaient pas de nom, eux, puisqu’ils étaient les méchants de l’histoire. D’ailleurs, ils n’étaient guère aimés, car ils étaient laids, avares, chapardeurs, menteurs, magouilleurs, profiteurs, vantards, mal embouchés, bagarreurs et surtout très sales; si bien qu’ils ne recevaient jamais de visiteurs. Cendrier tenait la boutique – une brocante aussi sordide que ses propriétaires, mais plus propre – et faisait la cuisine, la lessive, le ménage, pendant que son beau-père et ses deux beaux-frères s’occupaient à tricher aux cartes, à taxer des vieillards et des enfants ou à mettre des filles sur le trottoir.

Cendrier était vraiment très beau, très frêle et très délicat; mais ça ne se voyait pas beaucoup, parce qu’il était toujours vêtu d’un jeans usé et d’un grand chandail informe gris foncé, dans lesquels il flottait et qui lui donnaient l’air malade. Ramassés en queue de cheval, ses longs cheveux étaient si raides de crasse qu’on n’en pouvait déterminer la couleur. Son beau-père et ses deux beaux-frères n’étaient pas plus propres que lui, sans doute; néanmoins, ils portaient des souliers vernis, des costumes rayés et des cravates blanches, et se lissaient les cheveux avec de la graisse : de loin, ils pouvaient faire illusion.

Un jour, la rumeur courut dans le quartier que le nouveau Parrain des Quartiers Périphériques, le PQP, allait venir prendre un verre à l’Hôtel du Quartier dans la soirée. Don Leone était son nom, et on le disait plutôt jeune pour occuper une si haute fonction. L’ancien PQP, Don Jacuzzi, était décédé trois semaines plus tôt, à la suite d’un tragique accident : se trouvant par hasard dans un chantier de construction, il s’était malencontreusement empêtré dans un bloc de ciment frais qui avait durci autour de ses mollets, avant de faire une mauvaise chute qui l’avait entraîné au fond du fleuve – qui coulait à cent mètres de là. Son successeur désigné, le vieux Don Napoleone, avait abdiqué en faveur de son fils unique – celui-là même que tout le quartier se préparait fébrilement à accueillir ce soir-là.

« Voilà votre chance, les enfants! » dit le beau-père de Cendrier à ses deux fils. « Faites-vous bien voir de Don Leone, et nous pourrons bientôt quitter ce trou à rats tous les trois! »

« On dit qu’il est fort beau... » soupira Cendrier, le regard perdu dans ses rêves.

« Toi, je te défends de te montrer à l’hôtel! » le tança son beau-père sur un ton sans réplique. « Va plutôt frotter les souliers de tes frères : il faut que tout soit impeccable, ce soir! »

« Ô saisons, ô châteaux! » murmura le jeune homme. « Quelle âme est sans défaut? »

« Au lieu de dire des bêtises, file! » lui lança le méchant beau-père en lui assénant une claque sonore derrière la tête. Car l’homme était ignare et n’avait jamais lu Rimbaud.

Avant de frotter les chaussures de ses beaux-frères avec sa queue de cheval, Cendrier alla quérir sous son lit sa petite boîte à musique surmontée d’une ballerine, qui jouait quelques mesures du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Cet objet était le seul souvenir qui lui restait de sa mère, et il ne se lassait pas de regarder tourner, au son de la jolie mélodie, le gracieux petit personnage en tutu rose. Cendrier avait un rêve secret : c’était de posséder un vêtement comme celui-là, pour pouvoir tourner gracieusement, lui aussi, au son de la musique – si possible dans les bras d’un beau prince charmant.

Le beau-père et les beaux-frères partirent tôt pour l’hôtel, ce soir-là – et Cendrier, resté seul, installa sa boîte à musique sur la table de la cuisine et regarda mélancoliquement tourner sa ballerine. Il songea que jamais il ne deviendrait une jolie jeune fille comme cette petite danseuse – et que jamais, au grand jamais, un Don Leone ne viendrait l’arracher à sa misère. De grosses larmes roulèrent sur ses joues.

« Ne pleure plus, mon enfant, car je suis là, et tes larmes ont touché mon cœur. »

En entendant prononcer ces mots d’une voix douce, Cendrier releva brusquement la tête et découvrit en face de lui un personnage tout à fait extraordinaire; une belle grande dame élégante aux longs cheveux rouges, aux longs cils très noirs et très fins, aux longs ongles rouges – bref, elle était tout en longueur. Même sa barbe était un peu longue, perçant légèrement sous son fond de teint.

« Qui êtes-vous? » lui demanda Cendrier. « Comment êtes-vous entrée? »

« Je suis ton parrain, la bonne fée », lui répondit l’étrange apparition, « et je suis entrée en poussant la porte, qui était ouverte. »

« Mon parrain, la bonne fée? » dit Cendrier, incrédule. « On ne m’en avait jamais parlé... Êtes-vous un homme ou une femme? Mon oncle ou ma tante? »

« Je suis tout ce que tu veux que je sois », répondit la fée parrain avec un bon sourire.

« Alors, vous êtes un homme », dit Cendrier : « on voit votre barbe à travers votre maquillage! »

« Oui, bon! » fit la fée parrain, sur un ton qui laissait poindre un léger agacement. « Je suis partie un peu vite de chez moi, et je n’ai pas eu le temps de me raser. On ne va pas en faire un plat!... Dis-moi plutôt pourquoi tu es si triste, mon enfant. »

« Ah! fée parrain, fée parrain! » gémit Cendrier. « Le nouveau PQP, Don Leone, est à l’Hôtel du Quartier ce soir, et j’aimerais tant le voir, car on dit qu’il est fort beau... Mais mon méchant beau-père m’a interdit d’y aller! » Sur ces mots, le malheureux jeune homme éclata en sanglots.

« Sèche tes larmes, cher enfant », lui dit la fée parrain, « car tu iras à l’hôtel ce soir, je te le garantis! »

« Mais comment faire? » demanda Cendrier. « Si mon beau-père ou mes beaux-frères m’y voient, ils vont me tuer! »

« Rassure-toi », le réconforta la fée parrain : « quand j’en aurai fini avec toi, je te promets que personne ne pourra te reconnaître! »

Un peu inquiet, Cendrier demanda d’une toute petite voix : « Que vas-tu me faire, fée parrain? »

« Arrête de poser tant de questions », répliqua sèchement la fée parrain; « le temps presse! » Elle ajouta, avec une moue légèrement dégoûtée : « Et commence par aller prendre une douche! Tu pues, c’est une infection! »

Cendrier, qui avait l’habitude d’obéir aux ordres, se précipita illico sous la douche. Il en ressortit un quart d’heure plus tard, bien propre et tout dégoulinant, une serviette nouée autour de la taille.

« Ah! tant mieux! » fit la fée parrain en l’observant d’un œil scrutateur. « Nous n’aurons pas besoin de t’épiler, ça va nous faire gagner du temps. »

En effet, Cendrier était aussi glabre qu’un nouveau-né, et sa chair délicate luisait sous la lumière crue de l’ampoule qui pendait au plafond de la salle de bain.

« Enlève ça! » lui ordonna la fée parrain en pointant la serviette.

« Ça!?... Mais, fée parrain... »

« Il n’y a pas de mais! » l’interrompit la fée parrain, tout en tirant vigoureusement sur la serviette qui se défit aussitôt, dévoilant du même coup l’intimité de Cendrier – qui devint rouge comme un coquelicot. La fée parrain éclata de rire.

« Mais tu n’as rien à cacher, ma fille! » s’esclaffa-t-elle. « Crois-moi, un machin de cette taille peut facilement passer pour un gros clito! » Rêveuse, elle ajouta à mi-voix, comme pour elle-même : « Tu en as, de la chance... Et puis, tu as des jambes superbes, ma salope! »

Étrangement, Cendrier n’était ni offusqué ni même étonné d’entendre sa fée parrain l’appeler « ma fille » et « ma salope ». Au contraire, ces mots étaient doux à son oreille; il lui semblait qu’il les avait attendus toute sa vie.

La fée parrain lui caressa le visage en murmurant, admirative : « la peau douce... les lèvres roses... des yeux de biche, d’un beau vert profond, un peu mystérieux... les pommettes hautes... le nez droit et fin, juste un peu retroussé... le menton pointu... la taille fine... de longs cheveux dorés... » Quand elle eut fini de détailler ainsi Cendrier, elle recula d’un pas pour mieux juger de l’ensemble. « Ça va être du tout cuit, ma belle! » lui annonça-t-elle joyeusement : « je n’en aurai pas pour longtemps! »

La fée parrain fouilla dans son sac magique, en ressortit une brosse à cheveux, un séchoir et un fer à friser.

« Ferme-les yeux et laisse-moi faire! » commanda-t-elle à Cendrier. « Tu les ouvriras quand je te le dirai! »

Cendrier se sentait à la fois très excité et quelque peu anxieux. Il obéit néanmoins à son parrain fée, se laissant coiffer et pomponner pendant une bonne heure, les yeux clos, le cœur battant la chamade. À un moment, la fée parrain fit glisser quelque chose sur ses bras, et il sentit qu’elle lui enrobait le torse dans une bande de tissu élastique qu’elle agrafait dans son dos; après quoi, elle appliqua sur son thorax, entre la peau nue et la bande de tissu, deux objets froids et mous dont le contact le fit frissonner. Cependant, les mystérieux objets se réchauffèrent rapidement, et Cendrier eut bientôt l’impression qu’ils avaient toujours fait partie de son corps. La sensation était merveilleuse; il lui sembla qu’il était devenu quelqu’un d’autre.

La fée parrain avait véritablement des doigts de fée; elle s’affairait sur son filleul en des gestes rapides et précis, ajoutant ici une touche de maquillage, là un bijou, retouchant la coiffure à chaque instant. C’est tout juste s’il eut le temps de s’apercevoir qu’elle lui posait des faux ongles. Elle lui fit enfiler une petite culotte très douce et très fine, qui le serrait délicieusement, et des bas plus doux et plus fins encore, qu’elle fixa à la culotte avec des jarretelles. Cendrier s’imprégna avec délices du bruissement des jupons, qui le parcourut comme un fluide enivrant. Enfin, la fée parrain lui fit lever les bras et il sentit glisser sur son corps un vêtement qui était manifestement une robe, ainsi que le lui confirma le subtil grincement de la fermeture éclair dans son dos.

« Cette fois, ça y est! » annonça triomphalement la fée parrain. « Tu peux ouvrir les yeux! »

Cendrier hésita un court instant, craignant d’être déçu. Finalement, il prit une profonde inspiration avant de soulever rapidement ses paupières.

Ce qu’il vit dans la glace dépassait ses plus folles espérances.

Il avait devant lui la plus ravissante jeune fille qu’on puisse rêver, aux joues fraîches et roses comme des pétales de roses roses (et fraîches), aux lèvres rouges et brillantes comme des bornes d’incendie, aux grands yeux de biche verts comme... – Bref, trêve de métaphores : elle était réellement splendide, avec ses bouclettes dorées qui retombaient négligemment sur ses frêles épaules, dans son élégante robe rose à crinoline, à la mode des années cinquante, que remplissait joliment une poitrine de taille relativement modeste, mais bien ferme et hardie. Cendrier regarda son parrain fée, incrédule, et lui demanda, en pointant son reflet dans la glace : « C’est moi, ça? »

« Tu es superbe, ma chérie! » dit la fée parrain avec émotion. « Mon chef-d’œuvre! » Plongeant à nouveau sa main dans son sac magique, elle en sortit une paire d’escarpins dorés et les tendit à Cendrier.

« Tiens, essaie ça! » lui dit-elle.

Cendrier chaussa les escarpins, qui lui allaient parfaitement. Cette fois, la transformation était complète. « Marche un peu, pour voir? » le pria la fée parrain. Le jeune homme – ou plutôt, la jeune femme – fit quelques pas dans l’arrière-boutique, balançant gracieusement ses hanches comme s’il – elle – avait fait cela toute sa vie. La fée parrain eut un sifflement d’admiration.

« Les jambes, le déhanchement, le port de tête et d’épaules... Ma parole, tu es une vraie fille, mon garçon! Tu es né pour ça; c’est un don! »

« Oh! fée parrain », protesta Cendrier; « j’ai encore tellement à apprendre de toi! Tu vas rester un peu, dis?... »

« Hélas, mon enfant, je dois partir! » répondit la fée parrain. « De plus, il vaut mieux pour moi que ton beau-père et tes beaux-frères ne me trouvent pas ici. Mais avant de m’en aller, je veux te faire un présent. » Une dernière fois, elle plongea la main dans son sac. « Tiens », lui dit-elle en lui tendant un ticket de métro. « Range-le précieusement avec ta boîte à musique. Si tu sais regarder, tu y trouveras la clé du bonheur. »

Avant de s’éclipser, la fée parrain hésita un instant. « Il reste un détail à régler », dit-elle : « tu ne peux pas continuer à t’appeler Cendrier avec une dégaine pareille! »

« C’est juste », répondit Cendrier : « Je m’appellerai donc Cendre! »

« Cendre! » protesta la fée parrain. « Jamais de la vie! » Elle réfléchit un moment, puis décida : « Tu t’appelleras Fleur! Tu es belle et fraîche comme une fleur du printemps! »

« Va pour Fleur », gloussa la « nouvelle jeune femme », tout excitée, qui ne pouvait encore détacher ses yeux de son reflet dans la glace.

« Une dernière chose, avant de partir », lui lança la fée parrain sur le seuil de la porte : « surtout, sois rentrée avant minuit! » Elle ajouta, sur un ton grinçant : « Après minuit, ces cochons-là sont tellement soûls qu’ils seraient capables de te violer sans rien remarquer! »

Et tandis que la fée parrain s’éloignait avec son sac magique, Cendre-Fleur alla docilement ranger la boîte à musique et le ticket de métro sous son lit, avant de trottiner joyeusement jusqu’à l’hôtel pour y constater de visu si le nouveau PQP, Don Leone, était aussi beau qu’on le disait.

Don Leone était en effet un fort beau jeune homme d’une trentaine d’années, au regard vif et pénétrant, toujours vêtu avec recherche et élégance. Et pour l’heure, il s’ennuyait prodigieusement. C’était son père, Don Napoleone, le vieux caïd un peu gâteux mais encore respecté, qui avait insisté pour qu’il entreprenne cette tournée d’inspection de son nouveau domaine – officiellement pour s’assurer de la collaboration de tous ses subalternes; mais le vrai but de l’opération, connu de ses gardes du corps mais non de lui, c’était de lui trouver une maîtresse. En effet, Don Leone, à trente ans passés, était toujours puceau, et ses vieux parents craignaient tellement que leur lignée ne s’éteigne avec lui, qu’ils en faisaient une véritable maladie. Comme les jolies filles de leur milieu n’avaient jamais paru émoustiller Don Leone, le vieillard, qui avait eu une jeunesse mouvementée, s’était dit que les filles des bas quartiers, plus provocantes et moins farouches, seraient peut-être mieux à même d’éveiller chez son fils tout ce qui demeurait en sommeil.

Les gardes du corps avaient donc reçu l’ordre de convoquer, en plus des petits truands habituels, toutes les filles les plus jolies et les moins bégueules des environs. C’est ainsi qu’une foule de prostituées, de danseuses nues et de proxénètes se pressait aux portes de l’hôtel ce soir-là; mais les hommes de Don Leone ne les laissaient entrer qu’au compte-gouttes, et elles défilaient interminablement devant le PQP, se perdant en roucoulades et en courbettes sous l’œil blasé du caïd. Pourtant, il ne détestait pas les femmes, appréciant même la compagnie de plusieurs d’elles; mais aucune à ce jour n’avait su faire battre son cœur. Il leur manquait toujours quelque chose... il ne savait quoi.

Malgré la foule qui se bousculait devant l’hôtel, Cendre-Fleur parvint à se faufiler jusqu’en haut des marches et passa la tête dans la porte pour tenter d’apercevoir le PQP. Une grosse fille, ayant remarqué son manège, la bouscula en lui criant : « À la queue, comme tout le monde! » Déjà, l’un des gardes du corps s’apprêtait à la refouler; c’est à ce moment que son regard croisa celui de Don Leone. Le coeur de Cendre Fleur cessa de battre un instant, et elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Dès qu’il l’aperçut, Don Leone comprit qu’elle était celle qu’il avait toujours cherchée. Il bouscula sans ménagement le méchant beau-père, qui était justement en train de lui exposer ses lamentables petites combines, ainsi que deux filles de mauvaise vie qui faisaient des mines devant lui, et il se rua vers la porte. Il donna une bourrade au garde du corps qui venait de saisir Cendre-Fleur par le bras, en lui criant : « Brute! Lâche-la! » Et, tendant galamment le bras à Cendre-Fleur, il lui dit avec douceur : « Venez, mademoiselle... Je vous attendais! »

« Vous m’attendiez? » s’étonna Cendre-Fleur.

« Je vous ai attendue toute ma vie », murmura Don Leone.

Il l’emmena à sa table, commanda du champagne, et fit signe à ses hommes d’éloigner les curieux.

« Comment vous appelez-vous? » lui demanda-t-il.

« Je m’appelle Cendre... non, Fleur! »

« Eh! Bien, si vous me le permettez, je vous appellerai donc Cendre-Fleur. »

Du reste de la soirée, il n’eut d’yeux et d’oreilles que pour elle. Tous avaient le regard rivé sur cette petite pimbêche qui était venue gâcher leur fête en leur volant la vedette. Cendre-Fleur observait son beau-père et ses beaux-frères à la dérobée : ils fulminaient, mais ne semblaient pas l’avoir reconnue. Il est vrai qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même. Elle était radieuse, riant de bon cœur aux plaisanteries du beau Don Leone, buvant chacune de ses paroles; jamais elle ne s’était sentie aussi libre et légère, aussi bien dans sa peau! Cette soirée était décidément magique; elle avait l’impression, tout à la fois, de venir au monde et de naître à l’amour... car elle était bel et bien amoureuse, à n’en pas douter, et celui qu’elle était venue rencontrer, selon tout apparence, ne l’était pas moins.

Pendant que nos tourtereaux filaient ainsi le parfait bonheur, l’atmosphère autour d’eux, l’alcool et la frustration aidant, commençait sérieusement à se dégrader. Dehors, une bagarre avait éclaté entre prostituées, et les hommes de Don Leone, venus prêter main forte aux portiers de l’hôtel complètement débordés, avaient fort à faire pour contenir ces furies qui menaçaient de se crever mutuellement les yeux à coups de griffes. Le brouhaha enfla et parvint bientôt aux oreilles du PQP, qui demanda avec agacement à sa garde rapprochée : « Mais que se passe-t-il, là-bas, à la fin!... Ne peut on faire cesser ce bruit? » Au même moment, Cendre-Fleur releva la tête et s’aperçut avec terreur que son beau-père avait disparu. S’il avait fallu qu’il rentre à la maison avant elle!... Elle jeta un coup d’œil à l’horloge au-dessus du bar : il était minuit moins une.

« Don Leone », dit-elle brusquement en posant sa main sur celle du jeune homme, « pardonnez-moi : je dois partir! »

« Comment, déjà? » répliqua-t-il, visiblement déçu. Voyant qu’elle était debout, il ajouta : « Promettez-moi au moins que je vous reverrai! »

« C’est mon vœu le plus cher! » lui souffla-t-elle avant de se précipiter vers la sortie.

Dehors, la situation empirait; c’est à une véritable bataille rangée que se livraient maintenant les prostituées, divisées en deux camps plus ou moins d’égale importance. Quand elles aperçurent Cendre-Fleur, quelques-unes se ruèrent sur elle, telles des louves en furie. La malheureuse se dégagea tant bien que mal, laissant dans la bousculade deux ou trois poignées de cheveux, quelques bijoux fantaisie et l’un de ses seins potiches, qui tomba sur le trottoir. Quand Don Leone, qui s’était précipité à sa suite, arriva finalement au bas des marches, elle avait disparu. Il avisa la prothèse à ses pieds, se pencha, la ramassa, sourit, la caressa rêveusement et la glissa dans la poche de sa veste. Dans la confusion qui régnait, personne ne remarqua son manège – sauf son plus vieux garde du corps, le plus dévoué à son père, qui n’avait rien perdu de la scène, et qui comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Et il songea qu’une telle maîtresse ne pouvait convenir au fils du grand Don Napoleone...

En arrivant à la maison, tout essoufflée, Cendre-Fleur constata avec soulagement qu’elle était seule. Encore étourdie par les événements de la soirée, elle retourna s’admirer un moment devant la glace. Elle était toujours belle, mais la bousculade de tout à l’heure avait mis un certain désordre dans sa tenue. Elle y avait perdu quelques bouclettes ainsi qu’un clip d’oreille, un collier de fausses perles, un peigne en écaille et, surtout, son précieux sein, dont elle se désolait de la disparition.

Elle ne cessait de penser à Don Leone, à ses manières douces et raffinées, à sa voix chaude, à ses yeux gris perçants... Quel homme exquis, beau, galant, généreux, bien éduqué, bien vêtu, bien coiffé!... « Hélas! » songea-t-elle, « il ne sait pas vraiment qui je suis! »

En soupirant, elle retira lentement sa robe, ses bijoux, ses escarpins et ses dessous, et alla ranger soigneusement le tout au fond du placard, derrière une pile de vieux draps qui ne servaient jamais. Puis elle retourna sous la douche pour défaire ses bouclettes et ce qui restait de son maquillage... et redevint Cendrier.

Seuls ses faux ongles, qu’il (elle?) ne savait comment enlever, témoignaient encore de sa fabuleuse aventure et lui prouvaient qu’il (elle...) n’avait pas rêvé. Cendrier alla quérir une paire de gants de caoutchouc à la cuisine, et refusa désormais de les ôter.

Dans les jours qui suivirent, Cendrier accomplit ses tâches quotidiennes comme à l’habitude, vêtu de son éternel blue-jeans et de son informe chandail gris; mais il était souvent distrait, rêveur et mélancolique. Son méchant beau-père et ses horribles beaux-frères, qui ne décoléraient pas depuis l’épisode de l’hôtel, le maltraitaient encore plus qu’à l’habitude, ne perdant pas une occasion de le bousculer ou de le frapper. Cendrier subissait bravement et stoïquement ces mauvais traitements, auxquels il était habitué; son esprit était ailleurs, très loin, sur un cheval blanc dont le beau Don Leone tenait les rênes en lui entourant la taille de ses bras chauds et forts...

« La petite garce! » rugissait le beau-père. « Si je la retrouve, celle-là!... »

« En tout cas, elle était belle... » disait le cadet, les yeux brillants.

« Avec une fille comme celle-là, nous pourrions gagner beaucoup d’argent... » ajoutait l’aîné avec gourmandise.

Cendrier entendait tout cela, riant sous cape. Encore troublé par la transformation que lui avait fait subir la fée parrain, il ne vivait que pour le jour où il pourrait à nouveau se glisser dans la peau de la belle Cendre-Fleur. « S’ils savaient!... » se disait-il en regardant la bande d’affreux qui pestaient contre lui à leur insu. « Si Don Leone savait... » ajoutait-il avec tristesse, les yeux embués.

Pendant ce temps, Don Leone dépérissait dans son beau château. Il ne pouvait chasser de son esprit l’image de sa chère Cendre-Fleur, et se languissait de la revoir. Pourquoi s’était-elle enfuie si précipitamment? De quoi avait-elle eu si peur? Et comment la retrouver, à présent?...

Les gardes du corps avaient fait discrètement leur rapport à Don Napoleone, qui avait été fou de joie en apprenant que son fils était enfin amoureux. Le vieux caïd donna des instructions pour qu’on enquête discrètement dans le quartier, afin de retrouver la mystérieuse jeune femme dont Don Leone semblait si fortement épris. Pour ne pas le décevoir, le vieux garde du corps ne parla à personne de sa découverte, et décida de mener sa propre enquête.

Les hommes de Don Leone écumèrent toutes les rues du quartier, puis toutes celles des quartiers voisins, et pour finir tous les quartiers de la périphérie : en vain. Cendre-Fleur demeurait introuvable.

Le vieux garde du corps, qui était le seul à connaître la vérité au sujet de la belle inconnue, attendit que les choses se calment un peu avant d’entreprendre ses recherches. Et c’est ainsi qu’un jour, il poussa la porte de la boutique de brocante, où Cendrier était occupé à balayer le plancher.

« Puis-je vous aider, monsieur? » offrit timidement le beau, frêle et délicat jeune homme.

« Ton patron est là? » lui demanda brusquement le vieux truand.

« Non, monsieur... Vous le trouverez au café du coin, où il joue aux cartes avec des pigeons! »

« Avec des pigeons? » fit le garde du corps, amusé.

« C’est ce qu’il m’a dit, monsieur! » répondit Cendrier d’une voix toute blanche en baissant les yeux.

« Tu fais de l’eczéma? » lui lança l’homme à la mine patibulaire en désignant ses gants de caoutchouc.

« Ou... oui, un peu... » balbutia Cendrier en rougissant.

Le vieux garde du corps esquissa un sourire de Joconde.

« C’est bien, mon petit », lança-t-il avant de s’éclipser; « merci du renseignement! »

Cendrier regarda la porte se refermer derrière l’étrange visiteur, vaguement inquiet. Il lui semblait avoir déjà vu cette sale bobine quelque part; mais où?... Il ressentit un sombre pressentiment, sans trop savoir pourquoi; ce vieil homme lui avait fait l’effet d’un messager de mauvais augure.

« Bah! après tout, on verra bien! » se dit-il dans un haussement d’épaules, avant de se remettre à l’ouvrage.

Il n’eut pas longtemps à attendre avant d’être fixé : une heure plus tard, son beau-père et ses deux beaux-frères entrèrent en trombe dans la boutique, criant et gesticulant tous les trois en même temps.

« Arrive ici tout de suite! » lui ordonna son beau-père en lui jetant un regard assassin.

Cendrier voulut s’enfuir par l’arrière-boutique; mais ses deux beaux-frères lui barraient déjà le passage. « Attrapez-le! » cria leur père. Les deux gaillards agrippèrent solidement le pauvre Cendrier, plus mort que vif, qui regardait avec terreur son beau-père marcher droit sur lui.

« Cette fois, je vais en avoir le cœur net! » fit ce méchant homme en arrachant sans ménagement l’un des gants de caoutchouc qui couvraient les mains du malheureux. Médusés, les trois bandits fixèrent un instant en silence les beaux ongles rouges vifs qui prolongeaient joliment les longs doigts fins de Cendrier.

« C’était donc vrai! » dit le beau-père avec une colère sourde. Levant la tête vers ses deux fils, il éructa : « Cherchez, vous autres! » Pendant que les deux beaux-frères se mettaient en frais de fouiller la maison, le beau-père entraîna Cendrier dans la cuisine en lui tordant le bras, et le jeta brutalement sur une chaise.

« Espèce de sale petite pédale! » hurla-t-il, écumant. « Pourquoi as-tu fait ça? Je t’avais bien dit que je ne voulais pas te voir à l’hôtel! » Il lui balança une paire de gifles aller-retour, et Cendrier entendit des cloches sonner dans sa tête.

« Je ne comprends pas de quoi vous parlez », tenta maladroitement de protester le pauvre jeune homme, d’une voix tremblante : « je n’ai jamais mis les pieds à l’hôtel! »

Au même moment, l’aîné surgit triomphalement dans la cuisine, brandissant la robe, les dessous et les accessoires de Cendre-Fleur qu’il venait de dénicher au fond du placard. « J’ai trouvé! » proclama-t-il fièrement, sûr de son effet.

Le beau-père regarda Cendrier avec une expression de haine et de dégoût.

« Ainsi », explosa-t-il, « tu n’as jamais mis les pieds à l’hôtel! » Brandissant l’unique sein potiche qui restait, il ajouta : « Et ça, qu’est-ce que c’est? » Il empoigna le malheureux et le roua de coups; bientôt, les deux autres se joignirent à la fête, et c’est un véritable déluge de coups de pieds et de coups de poings qui s’abattit sur Cendrier.

Au bout d’un moment, à bout de souffle, les trois monstres cessèrent de frapper. Cendrier gisait sur le carrelage, à demi assommé, le visage ensanglanté, les deux yeux bouchés, les côtes endolories. « Enlevez-moi ça de là! » intima le méchant beau-père à ses deux fils, en désignant du menton le corps inerte sur le plancher. « Nous avons à parler! »

Cendrier eut à peine conscience qu’on le soulevait, le transportait et le jetait sur son lit. Le minuscule débarras qui lui servait de chambre était dans un état indescriptible : tout y gisait pêle-mêle, renversé, abîmé. Au milieu des débris, il remarqua aussitôt, à travers ses larmes, sa chère boîte à musique, irrémédiablement cassée; la petite ballerine avait disparu. Il s’enfouit le visage dans son oreiller et pleura tout son soûl.

Entre deux sanglots, il entendit des bribes de conversation dans la cuisine.

« Qu’allons-nous bien pouvoir en faire? » dit le méchant beau-père.

« Si Don Leone est vraiment mordu, c’est peut-être notre chance... » risqua le cadet.

« Tu as entendu comme moi le garde du corps », répliqua le beau-père : « si Don Napoleone apprend cela, nous sommes tous morts! »

« Moi, je dis que nous pourrions gagner beaucoup d’argent en le mettant sur le trottoir », soutint l’aîné. « Habillé en fille, il rapporterait gros! »

« Et qui s’occupera de la boutique, imbécile? » rétorqua le beau-père.

« Bah! » fit le cadet, « la boutique ne nous rapporte à peu près rien, de toute façon! »

« Elle ne nous rapporte rien », tonna le beau-père, « mais elle nous sert de couverture, pauvre idiot! »

Peu à peu, les éclats de voix diminuèrent et Cendrier n’entendit plus qu’un murmure incompréhensible. Toujours pleurant, il ne s’aperçut pas qu’on ouvrait la porte de sa chambre; il tourna la tête et découvrit tout à coup la haute silhouette de son beau-père qui se dressait devant lui.

« Lève-toi, fifille! » lui lança l’homme sans aménité, mais sur un ton légèrement radouci. « Va te débarbouiller; ensuite, tu retourneras t’occuper de la boutique. Tes frères et moi avons à faire; mais gare à toi si tu n’es pas là quand nous rentrerons! »

Encore sonné par l’orage de coups qu’il avait essuyé, Cendrier se traîna d’un pas mal assuré jusqu’à la salle de bain et se regarda dans la glace. Il était méconnaissable. Son visage était tuméfié, sa lèvre supérieure entaillée, les orbites de ses yeux et son nez gonflés et noircis; deux filets de sang séché formaient des traces brunâtres qui partaient de ses narines et allaient mourir sur son menton. Dans la lutte, une bonne moitié de ses faux ongles s’étaient cassés. Désemparé de se voir si laid dans ce miroir, il s’aspergea longuement d’eau froide, recouvrant graduellement ses esprits en même temps qu’il redonnait à sa triste figure une apparence vaguement humaine. Enfin, il inspira profondément et reparut bravement devant ses bourreaux.

En le voyant, l’aîné siffla : « En tout cas, avec cette gueule-là, nous ne pourrons plus en tirer grand chose! »

« Dans deux ou trois semaines, il n’y paraîtra plus! » décréta le méchant beau-père. D’une bourrasque, il poussa Cendrier vers la boutique en disant : « Va, maintenant! Et souviens-toi de ce que je t’ai dit! »

Cendrier regarda sans mot dire défiler devant lui le trio d’affreux, qui lui jetèrent des regards inquiétants en poussant des grognements de bêtes fauves.

Dès qu’ils se furent éloignés, Cendrier, se souvenant de sa boîte à musique, se précipita dans sa chambre et se mit à chercher fébrilement la petite ballerine au milieu des débris qui jonchaient le sol. Tout en fouillant parmi les guenilles, les éclats de bois et de verre et les objets divers étalés autour de lui, les bribes de conversation qu’il avait saisies plus tôt lui revinrent en mémoire. « Que vont-ils faire de moi? » se demanda-t-il, retenant son souffle. « Comment vais-je m’en sortir, à présent? »

Il y avait déjà longtemps qu’il n’en pouvait plus, de cette vie d’esclave à entretenir la sombre tanière de ses geôliers; de ce personnage de mélodrame qu’on le forçait à jouer. Ce que la fée parrain lui avait fait entrevoir, c’était rien de moins que la liberté; la possibilité d’une autre vie, infiniment plus belle et plus douce, qui lui tendait les bras... Quel pouvait être le chemin qui conduisait à cette vie-là? Et quelles étaient les autres options qui s’offraient à lui?

Son méchant beau-père et ses deux beaux-frères ne lui avaient pas confisqué ses atours féminins, qui gisaient toujours sur le plancher de sa chambre. Apparemment, ils entendaient tirer avantage de la situation; c’était bien là le pire. Si Cendrier ne se retrouvait pas bientôt sur le trottoir, il risquait fort de servir d’appât pour piéger son cher Don Leone – une perspective qui lui était plus odieuse encore. Il en vint rapidement à la conclusion que son seul salut était dans la fuite.

Mais où aller?... Et par quel moyen, lui qui n’avait pas un sou vaillant?...

C’est à ce moment qu’il mit la main sur le ticket de métro que lui avait donné la fée parrain. Il ramassa le petit rectangle de carton et l’observa un moment, se demandant ce qu’elle avait pu vouloir dire par « savoir regarder » et « la clé du bonheur ». Tout à coup, un détail attira son attention : le ticket portait sur son revers une inscription au stylo noir, en minuscules pattes de mouche. Il parvint non sans peine à déchiffrer l’inscription : c’était une adresse. La clé du bonheur était une adresse griffonnée sur un ticket de métro!

Il s’empressa de mémoriser cette adresse et glissa le ticket dans sa poche. Son regard tomba ensuite sur les taches de sang qui souillaient encore son chandail. Il ramassa la robe, hésita un moment, s’empara d’un grand sac de plastique qui traînait et y enfourna prestement ses trésors. Une dernière fois, il chercha à tâtons la petite ballerine de sa boîte à musique; mais il ne trouva rien. Il lui fallait faire vite, s’il voulait échapper au trio d’affreux qui le séquestraient depuis son enfance; à regret, il se résigna finalement à sortir de la maison et s’éloigna en clopinant, serrant contre lui le précieux sac qui renfermait tout son maigre avoir – moins la ballerine, hélas!

Une heure plus tard, d’une main tremblante, il sonnait à l’adresse que lui avait communiquée son énigmatique parrain fée. La porte s’ouvrit sur une grande dame en peignoir de bain, les cheveux enveloppés d’une serviette et le visage recouvert d’une substance laiteuse de couleur verte. En la voyant, Cendrier eut un mouvement de recul.

« Fée parrain... » fit-il d’une voix mal assurée; « est-ce bien toi? »

« Quelle horreur, ma pauvre chérie! » s’exclama la fée parrain. « Que t’est-il arrivé? »

« Je n’ai nulle part où aller... » laissa tomber Cendrier, en regardant le bout de ses chaussures.

« Entre, voyons! » dit la fée parrain avec empressement, en s’écartant pour laisser passer son filleul. « Tu es ici chez toi! »

Grâce aux soins attentionnés de la bonne fée parrain, Cendrier se remit rapidement de ses blessures et retrouva peu à peu le goût à la vie. Surtout, il put enfin savourer la joie de vivre la plupart du temps au féminin. La fée parrain lui procura de nouveaux seins potiches, plus gros et plus beaux que les anciens; elle lui offrit aussi quantité de robes, de jupes, de dessous chics et autres vêtements doux, fins, élégants et délicats, qui mettaient savamment en valeur son teint de jeune fille et son physique gracieux. Et c’est ainsi que Cendrier s’effaça progressivement, pour laisser toute la place à Cendre-Fleur.

Quelques semaines après ces événements, Don Leone, toujours inconsolable d’avoir perdu trace de sa douce Cendre-Fleur, errait la mort dans l’âme par les rues de la Grande Ville, loin du territoire sur lequel il était supposé régner. Ses gardes du corps le suivaient à distance, tristes de voir leur jeune capo aussi désemparé. D’un geste las, il poussa la porte d’un cabaret au hasard, sans même se demander où il se trouvait. Depuis des jours et des jours, il passait au peigne fin tous les coins et recoins de la Grande Ville, désespérant de revoir celle qui occupait désormais toutes ses pensées.

Ses gardes du corps s’engouffrèrent derrière lui dans le cabaret et donnèrent discrètement des ordres pour qu’on libère une table à son intention. Il se laissa conduire comme un automate jusqu’à la table que les portiers de l’endroit venaient de vider pour lui, au pied de la scène. Il commanda un campari et plongea son regard dans les coulisses, perdu dans ses rêveries.

Il eut à peine conscience qu’on avait tamisé les lumières dans la salle et allumé les projecteurs sur la scène. Le MC débita son petit baratin, qui était le même dans tous les cabarets et que le PQP connaissait pas cœur. Don Leone bailla. Cependant, il tressaillit tout de suite après, quand le MC annonça : « Mesdames, messieurs, les voici, celles que vous attendiez tous, Mesdemoiselles Fay et Sandra! » Sans savoir pourquoi, sa curiosité fut éveillée par ces deux prénoms, et il eut soudainement très hâte de voir le numéro des artistes au programme. Après quelques minutes d’attente, ce fut toutefois le MC qui revint sur scène, mi-figue, mi-raisin, pour annoncer au public que le spectacle prévu était retardé d’une demi-heure. « Continuez à vous amuser en attendant, mes amis! » conclut-il. « Après l’attente, le spectacle n’en sera que meilleur! »

Les projecteurs s’éteignirent sur la scène, l’intensité lumineuse remonta dans la salle, et Don Leone se renfrogna, commanda un autre campari et attendit, les bras croisés.

Dans les loges, c’était la panique : Mademoiselle Sandra, la nouvelle recrue de Mademoiselle Fay, y allait apparemment de sa première crise de diva. Elle était en larmes, criait, gesticulait, et refusait de monter sur scène si on ne lui procurait pas séance tenante un tutu rose à sa taille et des chaussons de ballet assortis!

« Je n’ai jamais vu ça! » criait le directeur de la salle en s’arrachant les cheveux par poignées; « je n’ai jamais vu ça! »

« Oh! mais j’ai déjà vu ça! » se vantait au contraire l’impresaria – ou plutôt la « gestionnaire d’artistes », selon sa propre terminologie – de Mademoiselle Fay. « J’en ai maté des plus coriaces, croyez-moi! »

On courait, on s’agitait dans tous les sens, apportant qui un verre d’eau, qui des aspirines, des mules ou un chapeau à fleurs. Derrière la porte de la minuscule loge d’artiste que partageaient les deux vedettes de la soirée – lesquelles, pour des raisons d’enchaînement, devaient absolument ouvrir le spectacle – chacun tendait l’oreille, attentif aux éclats de voix qui filtraient à travers le lourd panneau de chêne (car c’était un très vieux cabaret).

« J’en ai assez d’être la faire-valoir! » se lamentait Mademoiselle Sandra. « Je veux mon numéro à moi! »

« Quel numéro? » protesta Mademoiselle Fay. « Il y a tout juste trois semaines que tu es dans le métier, et tu veux déjà un solo?... As-tu idée du temps qu’il m’a fallu, à moi, pour y parvenir? Sept ans, ma belle!... Sept ans à bourlinguer avec une troupe de girls dans tous les pires bleds du pays! »

« Mais tu es la reine, à présent! » rétorqua Mademoiselle Sandra. « Tu as trois solos dans le spectacle, et ce sont les numéros les plus applaudis! »

« Les numéros les plus applaudis sont les deux que je fais avec toi, au début et à la fin du spectacle », répliqua Mademoiselle Fay. « Et je ne suis pas la reine : je suis la bonne Fay, ne l’oublie pas! Toi, en revanche, tu es vraiment une princesse... mais tu ne le sais pas encore! »

En entendant le mot « princesse », Mademoiselle Sandra éclata soudainement en sanglots. Émue, Mademoiselle Fay s’approcha d’elle et lui entoura les épaules d’un bras amical.

« Qu’y a-t-il, mon enfant? » demanda-t-elle d’une voix douce et tendre. « Ce n’est pas cette histoire de solo qui te met dans un tel état, quand même : ça ne te ressemble guère de jouer les divas! Je le vois bien, qu’il y a autre chose. Tu es toujours triste et mélancolique... Tu penses toujours à lui? »

« Toujours, ma bonne Fay », articula Mademoiselle Sandra, avant de laisser rouler sa tête sur l’épaule de son amie et de redoubler de sanglots.

Mademoiselle Fay lui caressa doucement les cheveux. « Pourquoi ne vas-tu pas le retrouver? Vous pourriez avoir une bonne explication... Comment peux-tu être certaine qu’il ne s’est douté de rien? Après tout, cet homme est célèbre dans toute la ville parce qu’il est encore puceau à trente ans passés!... Qui te dit qu’il ne préfère pas justement quelqu’un comme... enfin, quelqu’un comme nous? »

« Ah! ne me trouble pas! » s’exclama Mademoiselle Sandra, tragique. « Je préfère vivre dans l’incertitude que risquer son rejet, car j’en mourrais sûrement! »

« Pauvre chou!... » fit Mademoiselle Fay, mi-compatissante, mi-ironique.

À ce moment, on frappa vigoureusement à la porte. « Mademoiselle Fay! » cria une voix d’homme; « nous avons le costume de ballerine! »

Le regard de Mademoiselle Sandra s’alluma. « Oh! je t’en supplie », implora-t-elle, « laisse-moi au moins te montrer! »

Mademoiselle Fay leva les yeux au ciel en soupirant.

« Bon, si je regarde ton numéro, après, tu me promets de faire le spectacle sans rechigner? »

« Je te le jure! » s’exclama Mademoiselle Sandra en se jetant au cou de son amie.

Mademoiselle Fay se dégagea, alla ouvrir la porte, prit le tutu et les chaussons qu’on lui tendait, et referma le lourd battant. Puis elle se tourna vers Mademoiselle Sandra et, brandissant les chaussons de ballet, lui lança : « Ce sont des pointes! Tu sauras tenir là-dessus? »

« Il le faudra bien! » répondit Mademoiselle Sandra en grimaçant.

Mademoiselle Fay aida Mademoiselle Sandra à revêtir le tutu et les chaussons. Les chaussons lui allaient parfaitement, comme il se doit, mais le tutu était beaucoup trop grand. Mademoiselle Fay plongea la main dans son sac magique, en ressortit quelques épingles de nourrice qu’elle fixa habilement dans le dos de Mademoiselle Sandra pour tendre le tissu. Enfin, Mademoiselle Sandra fut fin prête; elle salua gracieusement, alla appuyer sur le bouton de mise en marche du lecteur de CD portatif qu’elle avait apporté, et les premières notes du Lac des cygnes de Tchaïkovski retentirent.

Mademoiselle Sandra préparait son numéro en secret depuis trois mois, soit depuis l’époque où avaient commencé les répétitions du spectacle dans lequel elle débutait. Elle n’avait pas osé en parler à Mademoiselle Fay, de peur de paraître outrecuidante ou de se couvrir elle-même de ridicule; mais à présent, elle était sûre de pouvoir impressionner la bonne Fay, son mentor. Mademoiselle Fay était amatrice de ballet et possédait plusieurs vidéos chez elle; Mademoiselle Sandra, qui logeait avec elle, avait soigneusement étudié les gestes de la grande Karen Kain, en particulier – dans Le Lac des cygnes, justement. Elle s’était entraînée avec acharnement et, pouvant compter sur un talent quasi surnaturel, avait réalisé en peu de temps des progrès absolument fabuleux.

Au bout de cinq minutes environ, Mademoiselle Sandra, à bout de souffle et en nage, salua tandis que la musique se taisait – et Mademoiselle Fay se leva d’un bond, applaudissant à se rompre les os des poignets.

« Ah! mon enfant », s’exclama-t-elle; « mon enfant!... Quel talent tu as!... Quelle âme!... Quel élan!... »

Elle marcha vivement vers la porte, l’ouvrit, et ordonna au premier quidam qu’elle put accrocher : « Allez me chercher le régisseur!... Et dites-lui que le spectacle est prolongé de cinq minutes à partir de ce soir! »

Enfin, on baissa de nouveau les lumières dans la salle, les projecteurs se rallumèrent, et le MC revient annoncer « Mesdemoiselles Fay et Sandra ». Don Leone se redressa sur sa chaise et commanda un autre campari.

Le numéro était assez classique, typique des spectacles de travestis : les deux artistes faisaient du lip-synch sur une chanson pop connue. Mademoiselle Fay avait beaucoup de présence sur scène; elle se trémoussait comiquement et exagérait le mouvement de ses lèvres, faisant rire le public. En retrait, Mademoiselle Sandra jouait la débutante maladroite, toujours à contretemps; elle y mettait tant de grâce et de charme, et elle était si belle et rayonnante dans sa robe d’écolière du temps jadis, ornée de rubans et de dentelles, que c’était elle qui s’attirait, en définitive, les rires les plus sonores et les applaudissements les plus nourris du public. Loin d’en prendre ombrage, Mademoiselle Fay se félicitait, au contraire, des succès précoces de sa protégée : en plus de vingt ans de cabaret, elle n’avait encore jamais rencontré un si grand talent à l’état pur, et elle se sentait privilégiée de pouvoir contribuer à son épanouissement. « Cette petite nous dépassera toutes », répétait-elle aux membres de la troupe qu’elle dirigeait : « c’est une surdouée, ça ne fait aucun doute! »

Dans ce premier numéro, Mademoiselle Sandra ne voyait absolument rien de la salle, car elle restait à l’arrière-scène et la lumière des projecteurs l’aveuglait. Don Leone, en revanche, ne perdit rien du spectacle qui s’offrit à lui. À peine mademoiselle Sandra fut-elle entrée en scène, quelques secondes après Mademoiselle Fay, qu’il faillit se trouver mal et l’un de ses hommes, le croyant sur le point de défaillir, se précipita à son secours. Cependant, Don Leone se ressaisit rapidement et repoussa le gorille d’un geste agacé. Le corps raide, la bouche ouverte, il fixa intensément Mademoiselle Sandra tout le temps que dura le numéro; il la dévora des yeux; il s’imprégna tout entier de son image. Enfin, il la retrouvait, sublime, triomphante, plus resplendissante que jamais – sa Cendre-Fleur – sa bien-aimée! (Car c’était elle!!!)

À la fin du numéro, après les applaudissements, il fit claquer ses doigts pour appeler l’un de ses hommes, lui donna quelques ordres brefs, et commanda un autre campari – ainsi que de quoi écrire. Le garçon lui apporta un stylo à bille et une tablette de papier à lettres; il griffonna fiévreusement quelques mots sur une feuille, l’arracha, la plia et la disposa soigneusement devant lui, avant de rendre tablette et stylo au garçon. Il ne prêta aucune attention aux numéros qui s’enchaînaient, pas même au solo de Mademoiselle Fay dans un pot-pourri de Dalida – son triomphe. De temps à autre, il jetait un regard nerveux derrière lui, en direction de la porte d’entrée du cabaret, comme s’il attendait fébrilement quelque chose... ou quelqu’un.

Finalement, un énorme bouquet de fleurs multicolores fit son entrée dans la salle, suivi d’un gorille visiblement mal à l’aise qui ne voyait pas où il allait, et l’étrange équipage se faufila tant bien que mal jusqu’à la table de Don Leone. Celui-ci glissa le mot qu’il venait d’écrire dans le bouquet, renvoya le gorille en direction des loges, se ravisa, le rappela, sourit, plongea la main dans la poche de son veston et en sortit un objet assez volumineux, une sorte de sac rempli d’un quelconque liquide, qu’il glissa parmi les fleurs. « Va, maintenant! » dit-il à son garde du corps.

Au même moment, le MC annonçait : « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, pour la première fois ce soir, nous avons l’honneur et le privilège de vous présenter Mademoiselle Sandra dans son tout premier numéro en solo : le Lac des singes! »

Ébloui, Don Leone vit apparaître sa bien-aimée dans toute sa splendeur, vêtue d’un magnifique tutu rose qui lui allait à ravir. Elle salua avec infiniment de grâce, et les premières notes du Lac des cygnes retentirent dans les haut-parleurs.

D’un bond aérien, elle se propulsa à l’avant-scène... et figea net. Là, juste sous son nez, ce spectateur qui la dévorait des yeux, c’était... LUI! DON LEONE! Elle faillit s’étaler de tout son long, se rattrapa in extremis et se raccrocha à la chorégraphie qu’elle avait mise au point. Elle y mit toute son énergie, tout son souffle, toute son âme; défiant les lois de la gravité, elle dansa comme seule peut le faire une ballerine véritable – c’était à s’y méprendre! Elle se fit tour à tour oiseau, serpent, panthère, gazelle, dauphin; elle s’élança vers le ciel à toucher les étoiles, et dessina des vagues à soulever l’océan. Elle était dans un autre monde, transportée, glorieuse; la présence de Don Leone la galvanisait à un point qui la sidérait elle-même. Nul n’aurait pu dire, en la voyant, que cette splendide danseuse n’avait pas étudié sérieusement le ballet classique pendant au moins quinze ou vingt ans.

À la fin du numéro, quand elle s’effondra, vaincue, en une ultime révérence au public, ce fut un tonnerre d’applaudissements; tout le monde était debout, criant, sifflant, riant, pleurant, trépignant, réclamant un rappel. Dans un état second, tremblante, en larmes, secouée de rires nerveux, presque paniquée, elle salua timidement une dernière fois et se réfugia précipitamment dans les coulisses, avant de s’effondrer dans les bras de la bonne Fay qui l’attendait, radieuse, le visage baigné de larmes de bonheur.

À côté de Mademoiselle Fay, le directeur de la salle se frappait le front de sa paume en répétant : « Je n’ai jamais vu ça!... Je n’ai jamais vu ça!... »

Derrière lui, l’impresaria plastronnait : « Je l’ai vu tout de suite, que cette petite avait du talent... J’ai toujours eu l’œil, pour ces choses-là! »

« Fée parrain », sanglota Mademoiselle Sandra, « Il est là!... Juste là, à la première table!... C’est lui! »

« Retourne saluer! » lui ordonna Mademoiselle Fay en la repoussant vivement vers la scène. « Tu vois bien qu’ils te réclament! »

Éblouie par la lumière des projecteurs qui dessinait des prismes à travers ses larmes, elle salua de nouveau son public en délire, cherchant du regard Don Leone, qui avait déserté sa table un moment pour se joindre à la bruyante ovation. Quand elle l’aperçut enfin, il lui fit un signe qu’elle ne comprit pas, pointant en direction des loges. Finalement, après cinq rappels, ivre de fatigue et de joie, elle se dirigea vers la loge qu’elle partageait avec Mademoiselle Fay. Mademoiselle Gertrude, dont le numéro passait juste après le sien, l’arrêta sur le seuil de la porte et la regarda en fronçant les sourcils. « Espèce de petite salope », lui dit-elle, « comment veux-tu que je fasse mon numéro après un truc pareil? » Comme Mademoiselle Sandra la dévisageait avec consternation, Mademoiselle Gertrude éclata de rire et la serra très fort dans ses bras.

« Tu as été géniale, ma chérie », lui souffla-t-elle à l’oreille; « tu nous as toutes fait pleurer! »

Mademoiselle Fay apparut dans l’encadrement de la porte. « Il me semble qu’on pleure beaucoup, dans cette histoire! » lança-t-elle. Prenant Mademoiselle Sandra par le cou, elle ajouta : « Viens plutôt voir ce qu’un gorille t’a apporté il y a dix minutes! » Et elle l’entraîna devant l’énorme bouquet de fleurs qui trônait au milieu de la loge.

Le cœur de Cendre-Fleur, alias Mademoiselle Sandra, battit très fort quand elle vit la feuille de papier qui dépassait du bouquet. Elle s’en empara prestement, la déplia fébrilement et parcourut à toute vitesse les quelques lignes qu’y avait écrites l’expéditeur. Quand elle eut relu la note au moins trois fois, elle prit son visage dans ses mains et se remit à pleurer.

« Ah! non! » s’insurgea la bonne fée parrain, alias Mademoiselle Fay. « Ça ne va pas recommencer!... Qu’y a-t-il, encore? Tu es allergique aux fleurs? »

« Oh! fée parrain, fée parrain, c’est affreux! » se lamenta Cendre-Fleur. « Il me demande d’aller le rejoindre à sa table à la fin du spectacle! »

« Eh! bien, qu’y a-t-il d’affreux là-dedans? » s’étonna la fée parrain.

« Tu ne comprends pas! » sanglota Cendre-Fleur. « Il me prend toujours pour une vraie fille! »

« Et alors », répliqua la fée parrain : « n’est-ce pas ce que tu es, au fond? À quelques infimes détails anatomiques près! »

« Mais, fée parrain », s’exclama Cendre-Fleur, catastrophée, « ces infimes détails... »

La fée parrain se fâcha tout rouge. Elle agrippa sa pupille par les épaules et la secoua comme un prunier.

« Bon, maintenant, ça suffit, le numéro de la victime!... Tu es dans un spectacle de travestis, ma belle! De TRA-VES-TIS! Tu crois qu’un homme tel que ton Don Leone peut ignorer un détail comme celui-là? Tu le prends pour un imbécile? S’il est là et s’il veut te voir, c’est en toute connaissance de cause, tu peux en être sûre!... Tu voulais le revoir? Il est là, c’est le moment! Arrête de geindre, et oublie Cendrier une fois pour toutes! »

À ces mots, Cendre-Fleur tressaillit. La fée parrain n’avait pas tort : il était temps qu’elle cesse de s’apitoyer sur son sort et qu’elle assume enfin sa nouvelle identité. Pendant qu’elle se faisait cette réflexion, la fée parrain plongea sa main dans le bouquet et en retira un objet que Cendre-Fleur reconnut aussitôt : c’était la fameuse prothèse qu’elle avait perdue le soir de sa première rencontre avec Don Leone!

« Regarde », lui dit-elle : « tu crois toujours qu’il n’en savait rien?... »

Le cœur de Cendre-Fleur bondit de joie dans sa poitrine. Cette fois, le doute ne lui était plus permis... Le temps lui parut interminable jusqu’à la fin du spectacle; elle ne pouvait s’évader, car elle devait encore prendre part à un dernier numéro, en plus d’accomplir différentes tâches techniques en coulisses pendant les numéros de ses camarades. Elle fut à nouveau ovationnée à la fin du spectacle, et dut revenir plusieurs fois saluer le public. Toutefois, elle eut à peine conscience de ses derniers instants sur scène; elle n’avait d’yeux que pour Don Leone, dont le regard d’une intensité hallucinante la transperçait. Quand elle parvint enfin à se libérer, elle se précipita dans la salle, encore vêtue de son tutu rose, et se dirigea rapidement vers la table du PQP, qui ne la vit pas approcher. Arrivée devant lui, elle déposa le sein potiche sur la table, juste sous son nez. Il releva la tête et son visage s’illumina d’un large sourire.

« Vous, enfin! » murmura-t-il.

« Ainsi, vous saviez? » lui dit-elle.

« J’ai toujours su, ma douce... Depuis le début. Et c’est ainsi que je vous avais toujours rêvée. »

« Merci pour les fleurs », dit-elle en souriant à son tour.

« Si j’avais su que vous étiez une si grande artiste », répliqua-t-il avec émotion, « j’en aurais fait tapisser le sol d’ici jusqu’à chez vous! »

Rougissant du compliment, elle répondit : « Ce soir, je n’ai dansé que pour vous... »

Ils bavardèrent avec animation pendant longtemps, si longtemps que la salle ferma et le jour vint sans que nul n’ait seulement songé à les déranger. Tantôt ils se susurraient des mots tendres et doux, tantôt ils se racontaient les péripéties des dernières semaines, depuis leur première rencontre. À certains moments du récit de Cendre-Fleur, Don Leone s’emporta, exigea des détails, promit de punir les coupables. Quand elle lui raconta la visite du vieux garde du corps et le passage à tabac qu’elle avait subséquemment subi, il jura de tuer tout le monde; mais Cendre-Fleur l’implora : « Ne les tuez pas, mon doux prince... J’ai une punition bien plus cruelle pour eux! » Elle lui chuchota quelque chose à l’oreille et il rit aux éclats. « Vous êtes merveilleuse, ma colombe! » lui dit-il. « Nous ferons comme vous le désirez! » Il s’assombrit, avant d’ajouter à mi-voix : « Il reste le problème de cet homme à moi... Est-il présent dans la salle? Pouvez-vous me le désigner discrètement? »

Des yeux, elle pointa en direction du bar, où le vieux garde du corps, impassible, était toujours accoudé, le regard fixe, parfaitement immobile. « Merci, mon ange », lui dit Don Leone; « je vais m’en occuper. » D’un claquement de doigts, il appela un autre de ses hommes de confiance, lui donna des ordres à voix basse – et dans l’heure qui suivit, le vieux garde du corps s’en alla tenir compagnie à Don Jacuzzi au fond du fleuve.

Le mariage fut princier; tous ceux qui ricanèrent furent impitoyablement supprimés peu de temps après. Le vieux Don Napoleone et sa vieille épouse nageaient dans la félicité la plus complète, dévorant des yeux leur ravissante belle-fille, radieuse et sublime dans sa robe de mariée. Le buffet fut somptueux, la noce nombreuse et animée. Étrangement, on y vit beaucoup plus de femmes que d’hommes – quoique certaines des invitées de la noce en aient laissé plus d’un perplexe, avec leurs voix de basse et leurs grosses mains velues... Le service fut d’ailleurs assuré par trois grandes et grosses soubrettes particulièrement gauches et visiblement mal à l’aise, aux bras couverts de tatouages, qui n’en finissaient plus de tirer sur le bas de leurs robes dans l’espoir vain de couvrir leurs cuisses nues, fraîchement épilées. Ces trois soubrettes n’étaient autres que le méchant beau-père et les deux horribles beaux-frères de Cendre-Fleur.

Depuis, Cendre-Fleur et Don Leone vivent heureux dans leur beau château entouré de jardins, de cascades et de hautes murailles flanquées de miradors. Ils ont gardé longtemps les deux beaux-frères de Cendre-Fleur à leur service; pendant des années, ceux-ci, pour punition de leur méchanceté, ont dû vivre et travailler, comme leur père d’ailleurs, toujours vêtus en femmes. Cendre-Fleur, qui est bonne, leur a finalement rendu leur liberté; mais il faut croire que leur expérience les a marqués, car aux dernières nouvelles, l’aîné avait commencé à suivre des traitements en vue de subir un changement de sexe complet, et le cadet s’apprêtait à épouser l’un des gardes du corps de Don Leone... Quant au méchant beau-père, il est toujours à leur service; il se fait maintenant appeler « la bonne cuisinière », s’étant découvert une passion pour la cuisine... en même temps que pour les jupons de dentelle.

Mademoiselle Fay, la bonne fée parrain, possède à présent son propre cabaret où Cendre-Fleur se rend parfois pour refaire son numéro du Lac des cygnes, sous le regard admiratif et toujours amoureux de son beau Don Leone. L’ordre est revenu dans les quartiers périphériques, où nul ne triche plus aux cartes si ce n’est pour le compte du PQP régnant.

Le vieux Don Napoleone et son épouse se sont suivis de six mois dans la tombe, sans savoir que leur belle-fille tant aimée ne pouvait pas leur donner de descendance; ainsi, ils ont quitté ce monde le cœur rempli d’espoir et de joie.

Les derniers mots que la vieille mamma murmura à l’oreille de son fils, avant d’expirer, furent : « Il n’y a rien d’impossible, quand on aime. » Cendre-Fleur ne l’eût certainement pas contredite.

Don Leone non plus.


D’après Charles Perreault
© Pascal(e), mars 2005 – tous droits réservés


Responsable du site : Lucie Sobek


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