Pourriez-vous me donner son numéro de téléphone ou son adresse email ? Me permettre de la revoir ? Me ménager une sortie avec elle ? Me... n’importe quoi ! Masao ne voyait aucune issue « décente ». Il allait passer pour un goujat, un mal élevé, un indélicat faisant, en outre, jouer à Asakura Kimiko un rôle – inconcevable ! - d’entremetteur. Masao avait l’impression de se retrouver au fond d’un labyrinthe devant une muraille infranchissable.
Il pénétra dans le bureau de son supérieur hiérarchique, le redoutable et redouté Fujinawa qui, comme à son habitude, s’occupait déjà de cent et une choses alors que les employés commençaient seulement à peupler les couloirs et les locaux du douzième étage. Tout en saluant obséquieusement son supérieur, Masao bredouilla un vague prétexte de consultation de planning pour justifier sa présence un rien prématurée. Comme son supérieur se contentait de hocher la tête presque machinalement, le jeune homme s’enhardit quelque peu dans ses propos :
- Est-ce bien aujourd’hui que notre nouveau traducteur prend ses fonctions, Monsieur Fujinawa ?
- Le dénommé Asakura ? C’est effectivement ce matin qu’il doit commencer. Pourquoi ?
Masao sentit ses genoux devenir cotonneux.
- Pour... euh... non... je demandais cela afin d’être au courant, sans plus.
- Je lui assignerai le « 12/37 ». Le bureau est inoccupé depuis quelques jours. Autant l’utiliser.
Fujinawa ne prononça plus une seule syllabe, étant déjà happé par diverses paperasses, quelques téléphones fixes, l’un ou l’autre Gsm, un téléscripteur et quatre écrans d’ordinateur. Aussi ne remarqua-t-il pas le moins du monde que le visage de Masao changea de couleur en une seconde.
Le frère de Kurara au 12/37, alors que lui passait ses journées au 12/36 ? Une vision aussi double qu’ambiguë vint s’incruster dans le regard du jeune homme. D’un côté, il apercevait une sorte de divinité angélique qui lui glissait :
- Le frère de l’élue de ton cœur dans le bureau à côté du tien ? Mais c’est la super chance que tu n’espérais plus, heureux homme !
Mais, de l’autre côté, il distinguait une espèce de mauvaise fée grimaçante qui lui susurrait :
- Pauvre nigaud maladroit et impuissant ! Le jumeau de Kurara va se trouver pendant plusieurs heures par jour à quelques mètres de toi et cela ne te servira à rien, absolument à rien !
Masao se surprit à parcourir la partie de couloir le séparant de son bureau quasiment au pas de course. Ses collègues devaient se demander s’il avait toute sa raison. Peu importe : il ne se sentait pas en état, pour le moment, de se retrouver en face du nouveau traducteur... et d’ânonner des phrases aussi banales que celles qu’il avait débitées à sa sœur lors d’une nuit qu’il n’oublierait plus jamais. Il enfonça littéralement la porte du 12/36 et la claqua derrière lui comme un forcené. En fait, c’est uniquement à son propre égard qu’il était furieux. Furieux de ne pouvoir exploiter à son avantage une situation que d’aucuns auraient jugée « des plus prometteuses ». Masao se jeta dans le travail comme un sauteur à l’élastique dans le vide. Il comprenait à peine le sens des documents qu’il avait à traiter et, à coup sûr, ce qu’il couchait sur le papier devait fourmiller d’approximations, voire d’erreur. Il n’avait jamais vraiment « aimé » ce travail chez Shobu International, mais aujourd’hui il l’exécutait comme un robot particulièrement détraqué.
Soudain, Masao sursauta dans sa chair et devint glacé dans ses veines. Les cloisons n’étaient guère épaisses dans l’empire Shobu... et le jeune cadre venait d’entendre très distinctement la porte du bureau voisin, le 12/37, s’ouvrir et se refermer. Le bruit avait été ténu : rien à voir avec la porte manoeuvrée sans ménagement par Masao quelques instants plus tôt. Mais, il l’avait entendu parce que tout était tendu chez lui ce matin : les nerfs, les muscles et les sens !
Masao abandonna un instant des bulletins de commande - qu’il remplissait d’ailleurs en dépit du bon sens – et entrelaça ses doigts sous son menton. La possibilité de revoir la fille des brumes errait quelque part au douzième étage du complexe Shobu. Elle avait même un nom : Asukura Kimiko. Bien sûr, Masao pouvait à tout moment faire un saut dans le bureau du nouveau collaborateur de la société sous un prétexte quelconque lié aux capacités linguistiques du « bleu ». Mais comment remonter jusqu’à sa sœur jumelle sans le froisser et, du même coup, anéantir la passerelle incertaine qu’il représentait ? Masao commença à tortiller le lobe inférieur de son oreille droite...
Il était très difficile pour Masao d’entreprendre un raisonnement logique ce matin-là. Les émotions, aussi violentes que délicieuses, qui envahissaient son esprit, l’empêchaient de réfléchir correctement.
Quelques mètres et quelques centaines de grammes de matière séparaient Masao de la famille de sa bien-aimée. Mais ces mètres, cette cloison s’avéraient des obstacles plus qu’importants. Ils étaient aussi insurmontables que la plus haute des murailles, et Kurara demeurait aussi inaccessible qu’elle l’avait toujours été. Quitter son travail alors que Shobu International lui réclamait une attention de tous les instants était la pire trahison possible à l’encontre de la société. Que des intérêts personnels passent avant ceux de Shobu International, voilà la pire chose que pouvait exécuter un employé de cette entreprise.
N’existait-il aucun moyen pour rencontrer Kimiko ? Masao tenta de se concentrer du mieux qu’il pu, bien que cette tâche lui paraissait impossible. Il devait exister un instant où Kimiko et lui seraient tenus d’être dans une pièce commune et où le travail n’allait pas dicter sa loi.
Masao réfléchit intensément. Durant la pause de déjeuner, il pouvait être possible de côtoyer Kimiko durant quelques minutes. Seul ce moment précis et l’heure de départ des employés, pouvaient permettre à Masao d’entrer en contact avec Kimiko.
Masao regarda son horloge de bureau représentant Doraemon, un cadeau de son ancienne amie, la seule qu’il n’eut jamais aimée jusqu’à l’apparition de la fille des brumes. Il était dix heures et la pause déjeuner prenait place vers midi et demie. Il restait deux heures trente durant lesquelles Masao devait parvenir à travailler et à oublier Kurara et son frère.
Une lettre tomba sous les yeux de Masao. Il était question de l’exportation de produits quelconques mais chacun des kanjis qu’il voyait lui rappelait le nom de Kurara. Chaque mot semblait cacher ce prénom. Il semblait que le papier même lui rappelait le nom de celle qu’il aimait.
Il n’était que onze heures moins dix lorsque Masao regarda pour la quinzième fois l’horloge de son bureau. Il lui semblait que trois éternités s’étaient écoulées depuis l’instant où il avait décidé de parler à Kimiko durant la pause déjeuner. Mais le temps s’était une fois de plus solidifié. Telle la lave brûlante qui épaissit à mesure qu’elle refroidit, le temps prenait, chaque seconde qui passait, une consistance plus importante. Dans quelques minutes, il allait sûrement s’arrêter, pétrifié. Le temps, à jamais, serait gelé, dans une minute prisonnière de l’infini. Et Masao, à jamais, attendrait la venue de celle qu’il aimait et qui jamais n’allait prendre place dans sa vie.
Masao tendit l’oreille pour s’assurer que Kimiko n’était pas figé par le temps. Aucun bruit ne parvint aux oreilles de Masao. Un silence doux et serein habitait le bureau 12/37. Masao scruta lentement en pensée le bureau de Kimiko, tentant de deviner ce qu’il s’y passait. Il imagina le jeune homme écrivant sur une feuille de papier les kanjis correspondant aux mots anglais et français des missives envoyées à la société par ses multiples correspondants. Il voyait la frêle silhouette de Kimiko, le dos un peu trop voûté, la tête penchée sur une feuille de papier, traçant avec attention et révérence les mots qui allaient être lus par quelque noble membre de la société.
Masao se surprit à rêver d’une scène concernant un jeune homme. Durant quelques instants, il avait eu cet élan de tendresse et d’attention qu’il voulait réserver à Kurara. Masao sourit en signe de gêne. Voilà qu’il avait laissé son esprit voler vers un jeune homme. Mais, pensa-t-il pour se rassurer, ceci n’a duré que quelques instants... Mais Doraemon indiquait midi. Masao rougit tant il était confus.
Masao pensa alors qu’il pourrait inviter Kimiko à la pause déjeuner pour favoriser son insertion dans l’entreprise, il ferait ainsi d’une pierre deux coups, il aurait ainsi bonne conscience. Mais bien entendu sa stratégie était de rencontrer sa sœur jumelle. A midi trente il vint frapper à la porte de Kimiko qui était submergé par les documents à traduire. Ce n’était peut être pas une bonne idée que de le distraire de son travail alors qu’il débuté dans la firme. Il lui proposa donc après un salut de le conduire au restaurant si celui-ci avait le temps. Ce fut pour Kimiko un rayon de soleil dans ce Kyoto aujourd’hui au ciel plombé. Il se leva et suivit Masao. Il pouvait ainsi humer son eau de toilette qui lui avait tant plu cette fameuse nuit. Ils se retrouvèrent bientôt devant deux « bentos » plats de bois à cloisons dans lesquels figuraient une espèce de chou rouge, des sushis et la fameuse sauce de raifort ou de soja.
Masao se mordait la langue pour ne pas demander d’emblée à voir des photos de Kurara, il demanda donc poliment où habitait Kimiko dans Kyoto. Ce dernier lui répondit qu’il habitait prés du grand cimetière shintoïste de la ville dans la rue des herboristes. Masao posa alors la question qui lui brûlait les lèvres et votre sœur où habite- t- elle ? Kimiko lui indiqua le quartier où ils s’étaient rencontrés dans la nuit du fameux vendredi.
Il y avait au fond de Masao une pensée trouble qu’il n’arrivait pas à exprimer, il aurait fallu qu’il fasse appel à son institutrice du moins en essayant mentalement de se remémorer ses conseils.
« Malgré sa timidité il demanda à Kimiko quand il pourrait rencontrer la douce Kurama et il eut la surprise de voir Kimiko sortir de son portefeuille quelques photos de sa sœur, l’une la représentait dans la robe violette dans laquelle il l’avait rencontrée. Il n’y avait plus de doute c’était elle qu’il avait croisé cette fameuse nuit. Ils reprirent leur travail et Masuo espérait bien qu’il pourrait voir son égérie le vendredi suivant. Son travail cette fois avançait à toute allure, il n’avait jamais été aussi productif. Il pu alors aller voir son supérieur hiérarchique pour lui dire que toutes les tâches qu’il lui avait confié étaient terminées.