Peut-on imaginer deux âmes se cherchant éternellement dans l’immensité, deux âmes qui, au travers des siècles, n’ont jamais pu s’enlacer ? Il fut récif quand elle était fleur de prairie. Il fut singe quand elle était libellule. Il fut soleil quand elle était lune. Il était Masao et elle... un jeune homme au nom de Kimiko.
Masao, assis sur un banc du parc Aota, les mains jointes effleurant le bout de son nez, tenta de se concentrer au maximum, jusqu’au tréfonds de lui-même, comme ses maîtres spirituels avaient tenté de lui apprendre. Il fit apparaître sur ses rétines le grand tableau noir de la classe qu’il avait fréquentée à Kushiro une quinzaine d’années auparavant...
L’institutrice écrivait en grand, dans le haut du rectangle, à l’aide d’un bâton de craie d’une blancheur presque aveuglante : « Comment retrouver Kurara ? ». La maîtresse, les yeux écarquillés, se plaça, presque immobile, face à ses élèves, telle une statue d’émeraude. Seules ses lèvres bougèrent pendant quelques secondes, à peine le temps de prononcer une seule phrase :
- As-tu une idée, Masao Yuki ?
Pourquoi l’enseignante ,que Masao adorait et craignait tout à la fois, s’adressait-elle à lui seul et non point à toute la classe ? Le jeune écolier tortilla le lobe inférieur de son oreille droite (comme il le faisait machinalement chaque fois qu’il essayait de réfléchir). Il ne pu échafauder la moindre réponse, mais ne s’en alarma pas outre mesure. La maîtresse devait avoir une bonne raison de ne s’adresser qu’au jeune Yuki ; pour l’instant, cette explication partielle suffisait à Masao. Bondissant de sa chaise, il avait déjà rejoint son institutrice devant la classe et s’était déjà emparé d’un morceau de craie jaune. Sous l’immense titre question parfaitement calligraphié, il écrivit en plus petit, de ses caractères pas toujours bien formés : « Postulat : Kurara habite quelque part dans la ville ».
- Et pourquoi, je te prie ? dit la maîtresse avec un très léger sourire.
- Parce que, Madame, si tel n’est pas le cas, les chances de retrouver la jeune fille sont nulles, archi-nulles.
- Admettons, Masao. Mais elle peut, un jour, repasser par notre cité...
L’écolier se pinça la lèvre inférieure pendant trois secondes, puis se retourna vers le tableau et allongea sa phrase de quelques mots : « ou y passe de temps à autre ».
- C’est mieux, Masao Yuki. Je suis assez d’accord avec toi : si Kurara n’est passée qu’une et une seule fois en nos murs et est repartie dans l’on ne sait quel coin de notre archipel, tu as autant de chance de la retrouver qu’un savant recherchant une goutte d’eau particulière dans l’Océan Pacifique. Prenons donc ton postulat comme hypothèse de travail, au moins provisoirement. Je serais curieuse de savoir ce que tu peux en tirer...
- J’ai dévoré pas mal de livres policiers ces derniers temps, Madame...
- Un peu trop à mon goût d’ailleurs, Mas...
Pour la première fois de sa vie, le jeune Yuki osa couper la parole à son institutrice !
- Et j’en ai retenu une sorte de maxime : « L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime » !
L’enseignante ne sembla pas offusquée, mais répondit en écarquillant anormalement les yeux :
- Tu ranges Kurara dans la catégorie des « assassins » ?
- Disons des criminelles, Madame : elle a volé un cœur !
L’enseignante demeura bouche bée pendant quelques longues secondes. Elle pâlit même un peu.
- Tu emploies des expressions démesurées, mon garçon, mais soit. Je veux bien essayer d’entrer dans ton raisonnement. Continue...
Masao avait noté au vol que son institutrice l’avait apostrophé, pour la toute première fois, autrement que par le stéréotypé « Masao Yuki ». Ce « mon garçon » le touchait très profondément. Néanmoins, il s’efforça de n’en rien paraître et, tout en triturant toute son oreille droite à présent, essaya de poursuivre :
- Si mon postulat est admissible, la jeune fille devra repasser tôt ou tard dans l’avenue Motoki.
- Peut-être dans dix ans, malheureux !
- Ou peut-être dans très peu de temps ! Qui sait, elle peut habiter dans les environs immédiats. S’il n’en était pas ainsi, aurait-elle osé s’aventurer seule, en pleine nuit, dans les rues de la ville, pas toujours très sûres...
Masao martyrisait à présent son oreille ! Jamais au grand jamais, il n’avait osé dialoguer de façon aussi serrée avec son institutrice. Celle-ci se croisa les bras, fixa le jeune garçon au fond des yeux et se fit plus inquisitrice :
- Pratiquement, que comptes-tu faire, Masao ?
- Me poster chaque vendredi soir dans l’avenue Motoki, Madame.
L’écolier avait bien sûr remarqué, mentalement, que c’était la toute première fois que la maîtresse l’appelait uniquement par son prénom. Mais, aujourd’hui, il n’en était plus à une « première » près. Plus rien ne semblait pouvoir le démonter.
- Tu risques de faire le guet pendant quelques saisons, Masao ! Et, en sus, peut-être en vain puisque tu pars d’un postulat, indémontrable par définition.
- Je m’en doute, Madame. Aussi, il s’agit d’être un tout petit plus pratique et raisonnable. Il convient de se fixer une limite temporelle.
- Si nous disions un trimestre, Masao...
- Cela me paraît une échéance acceptable, Madame. Au-delà... bah ! Il faudra bien que j’oublie Kurara. Ce sera très difficile, presque impossible. Mais il le faudra.
- C’est bien, Masao. Tu as les yeux en face des trous. Plus tard, dans la vie, tu deviendras « quelqu’un »...
Quelqu’un... Ce mot explosa dans la tête de Masao comme le bouquet final d’un feu d’artifice, ce qui eut pour effet de sortir le jeune homme de sa torpeur. L’école de Kushiro, sa maîtresse d’école, les condisciples (étrangement silencieux et immobiles), tout cela n’avait été qu’un songe dans lequel Masao avait basculé, en partie volontairement d’ailleurs. Ce n’était pas la première fois qu’il plongeait dans ce qu’il appelait un rêve provoqué. N’est-ce pas lui qui avait, délibérément, amené le grand tableau noir de l’école de son enfance dans son imagination fertile ? Pas la première fois non, mais jamais avec la précision d’horloger atteinte durant les minutes qui avaient précédé !
Masao s’était déjà posé beaucoup de questions à propos des rêves. Constituaient-ils des exutoires du passé ou des prémonitions du futur ? De plus, comme il était capable d’en élaborer le début (mais pas d’en maîtriser le déroulement ultérieur), le problème n’était vraiment pas simple. Et en émergeant de sa torpeur, à présent quasiment couché sur un banc du parc Aota, Masao eut quelques difficultés à mettre de l’ordre dans les strates de son cerveau : d’un côté tout ce qu’il ressentait depuis qu’il avait croisé Kurara pour la première fois, de l’autre le contenu anormalement méthodique de son rêve. Il se leva d’un bond en articulant à haute voix :
- Bon sang ! L’enseignante et le petit Masao en culottes courtes ont raison ! C’est « cela » que je dois faire !
Quelques promeneurs se retournèrent sur ce jeune homme qui parlait tout seul au milieu d’une allée du parc. Masao ne s’en soucia pas le moins du monde. Son esprit était déjà bien loin d’eux. Il avait volé en un éclair dans l’avenue Motoki. Désormais, chaque vendredi soir, à partir du coucher du soleil jusqu’à une heure avancée de la nuit, Masao se promettait de faire les cent pas dans l’avenue. Au moins pendant un trimestre.
Dans son petit appartement coquet, Kimiko, une fois de plus, était redevenu Kurara. Mais la motivation était assez différente ce soir-là, une autre sortie dans les rues de Kyoto ne semblait guère à l’ordre du jour. Jusqu’à hier soir, Kimiko-Kurara n’avait jamais songé un seul instant à plaire à un homme comme une jeune femme. Les métamorphoses n’étaient pour lui qu’une sorte de jeu dont l’ensemble de son corps constituait le principal « jouet ». Il en aurait juré sur la tête de qui que ce fût. Certes, il n’avait pas encore connu, jusqu’ici, la moindre relation – même furtive, même platonique - avec une fille ou une femme ; il mettait cela sur le compte de la timidité maladive qui s’emparait de lui dès qu’une personne de sexe féminin passait à moins de cinq mètres de lui.
Amoureux d’un garçon, lui ? Allons, voyons, quelle idée aberrante ! Même quand, sur les chats que lui proposait Internet, il se faisait passer pour une fille, il ne s’agissait, une fois de plus, que d’un jeu. Kimiko se plaisait à se comparer à un acteur de théâtre dans un rôle de composition particulièrement délicat. Même quand « Kurara » était assaillie de propositions plus galantes les unes que les autres, il ne s’agissait pour Kimiko que d’une vaste mystification (pleinement réussie à ses yeux) qui n’impliquait aucun caractère « sexuel ». Jusqu’à hier soir. Jusqu’à cette double rencontre avec ce jeune Masao. Kurara, en brossant pour la trentième fois sa perruque acajou, se posa une fois encore la même question :
- Mais pourquoi suis-je tombée follement amoureuse de ce garçon ? Qui, en plus, visiblement, avait quelque peu abusé du saké peu de temps auparavant.
Bien sûr, elle du admettre qu’il n’était pas désagréable à regarder et qu’il était habillé avec un certain goût quoique modestement. Mais, surtout, il y avait ce regard qui s’était planté dans le sien comme deux poignards de lumière ! De plus, Kurara avait failli pouffer à l’écoute des phrases plus que malhabiles qu’avait débitées très péniblement ce Masao. Et la sœur jumelle de Kimiko était très sensible à l’humour, surtout quand, comme cela avait le cas, il était totalement involontaire.
Depuis que Kurara s’était éveillée, assez tard dans la matinée, elle ne parvenait pas à chasser de ses pensées cette idée que Kimiko aurait jugé farfelue, perverse et malsaine : revoir Masao ! Elle avait laissé l’annuaire téléphonique choir sur la moquette. Des « Yuki » comme s’il en pleuvait, aucun « Yuki Masao » mais pas mal de « Yuki M. ». Kurara n’avait pas rejeté la piste téléphonique définitivement, mais elle avait décidé de ne l’utiliser, tellement elle paraissait fastidieuse, qu’en dernier ressort. Si elle n’avait vraiment trouvé rien d’autre. Mais que possédait-elle de tangible, sinon un prénom et un nom ? En outre, il se pouvait fort bien que Masao, comme de plus en plus de jeunes Japonais, ne possédât qu’un Gsm... Or, les téléphones cellulaires ne figuraient pas encore dans le bottin, Kurara ne le savait que trop bien. Alors, hormis « Masao », « Yuki » et un souvenir impalpable qui flottait imperceptiblement dans son cerveau embrasé, Kurara se posa la question pour la centième fois peut-être :
- Est-ce que je ne sais vraiment rien d’autre ?
Elle repassa au peigne fin le moindre de ses souvenirs. Mais elle n’avait été en présence de l’élu de son cœur qu’une poignée de secondes d’abord et une minute (ou deux tout au plus) quelques instants plus tard. Paupières closes, elle enfouit son visage plissé dans ses paumes grandes ouvertes. Elle adorait jouer aux devinettes, mais, là, la partie était vraiment très difficile. Ses ongles, discrètement vernis ce soir, se plantèrent dans son front... et deux détails refirent enfin surface. Kurara se remémora subitement que le jeune homme avait dit préférer le chant à la danse.
- C’est cela ! Sa voix était un peu cassée et le saké ne semblait pas en être le seul responsable... J’en suis sûre : il devait se trouver peu de temps avant notre rencontre dans un lieu où l’on pratiquait le karaoké. Voilà qui réduit quelque peu le champ des investigations. Et... mais oui ! Comment ce détail ne m’est-il pas revenu plus tôt ? Il avait oublié d’enlever un badge qui était épinglé sur la poche extérieure de son blazer ! Mais qu’y avait-il d’écrit sur le petit rectangle plastifié ? Je l’ai à peine aperçu, mais il me semble que c’était un mot assez court qui ne m’est pas totalement inconnu. Le nom d’une firme de produits alimentaires me semble-t-il.
Kurara se rua sans plus attendre sur son ordinateur (qui était presque toujours allumé). D’une pression sèche sur la barre d’espacement, elle fit disparaître l’écran de veille qui défilait depuis des heures. Vite : Démarrer, favoris, moteurs de recherches. Kurara en ouvrit un qu’elle n’utilisait presque jamais, car il était surtout consacré au monde des affaires. La jeune « fille », en internaute confirmée, tomba très rapidement sur une (et une seule !) réponse plausible : Shobu ! Elle se donna à peine le temps d’apprendre que Shobu International était une société sise dans un bâtiment situé dans la périphérie de la ville. Une expression stellaire illumina son visage :
- Un jeune cadre de chez Shobu, probablement encore assez bas dans l’échelle de la société, amateur de karaoké mais aussi de saké... L’étau se resserre... Je vais te retrouver, Masao !!!