Masao fixa son réveil du regard. Noyé dans ses pensées, il ne parvenait pas à décoller les yeux des quatre chiffres brillants indiquant l’heure. Il ne cessait de songer à cette rencontre, à la brume et à son enfant, la merveilleuse Kurara. L’entrevue n’avait duré que quelques minutes et les mots échangés avaient été assez rares, essentiellement à cause de l’incapacité de Masao de formuler des propos intelligents. Le jeune homme s’en voulait d’ailleurs pour n’avoir pas fait preuve de plus de brio, d’un quelconque panache. Ah si seulement Kurara était venue quelques heures plus tôt dans le bar karaoké où Masao avait chanté... Là, il aurait pu lui montrer qu’il avait un peu de talent et qu’il méritait qu’elle s’intéressât à lui. Mais c’était dans une rue envahie par de fines gouttelettes qu’ils s’étaient rencontrés et tout ce qu’avait pu montrer Masao, c’était sa maladresse et son manque d’esprit.
- Je suis charmé de rencontrer une si ravissante fleur dans Kyoto. Etes-vous une apparition, une princesse égarée, douce demoiselle ?
Voilà ce que Masao aurait dû dire à la place des médiocres banalités dont il avait gratifié son interlocutrice. Il était maintenant impossible de revenir sur ce qui avait été dit. Le mal était fait. Et le mal était immense, car Masao sentait que son cœur ne lui appartenait plus. Il l’avait donné à celle devant qui il s’était ridiculisé. La douleur était double. Il aimait, il sentait que son âme n’attendait aucune autre chose que de revoir la jeune fille. Il aimait, mais aucun espoir ne paraissait pouvoir exister, la jeune femme n’ayant pu avoir le même élan pour un jeune homme qui ne semblait capable que de parler de la température de la nuit. Et puis, où retrouver celle pour qui il aurait donné son existence, celle pour qui il aurait volé la nuit ou transformé les nuages en diamants ?
Masao poussa un soupir de découragement. Depuis son départ de Kushiro, au Nord du Japon, là où il avait laissé famille et souvenirs, il n’avait jamais eu l’occasion de ressentir autant de bonheur que durant cette nuit où il avait rencontré Kurara, la fille de la brume. Et voilà que son unique source de joie avait disparu et qu’il n’existait aucun moyen pour la retrouver. Masao serra les dents en signe de contrariété. Il trouvait l’existence bien futile et le destin particulièrement mesquin pour lui jouer un tour aussi pendable. Kyoto ne lui avait jamais apporté ce qu’il avait désiré. Ses rêves ne s’étaient jamais réalisés. Lui qui espérait vivre dans une superbe maison de la baie de Wakasa, accompagné de son épouse, fier de ses grands enfants et travaillant parmi les meilleurs dans une grande compagnie japonaise, voilà qu’il se retrouvait seul dans un minuscule studio de Kyoto, travaillant comme directeur des exportations chez Shobu International. Certes, il gagnait suffisamment d’argent pour vivre ailleurs et il pouvait être fier de son travail, mais ses rêves de succès supposaient qu’il partageât sa vie avec celle que son cœur aurait choisi. Et son coeur venait d’élire Kurara.
Masao regarda par la fenêtre. Des centaines de personnes allaient en tout sens dans l’artère sur laquelle donnait son studio. Parmi elle, peut-être, se trouvait Kurara. Mais peut-être était-elle ailleurs, plus loin, dans une autre rue, voire même dans une autre ville. Et si cette fille était venue à Kyoto pour cette nuit seulement et qu’elle repartait aujourd’hui ? A cet instant précis, peut-être se trouvait-elle sur le quai de la gare de Kyoto, attendant le shinkansen.
Des milliers de possibilités existaient et il s’avérait impossible pour Masao de rencontrer à nouveau la charmante Kurara simplement en parcourant les rues de la grande cité. Allait-il jamais la revoir ? N’avait-elle été présente que pour mieux rappeler la solitude dans laquelle vivait Masao ? Comme une épreuve, Kurara s’était mise sur sa route pour lui montrer que la vie n’accordait jamais de cadeaux, qu’elle était impitoyable et que le destin était inflexible.
Le cœur de Masao se serra. Lentement, le jeune homme baissa la tête. Il sentait que sa gorge, nouée, était bloquée par le chagrin. La douleur torturait son âme. Comme un animal blessé, son âme saignait des blessures du destin. Les murs du studio exigu lui rappelaient sa solitude et son impuissance. Masao tentait de retenir ses larmes, mais déjà sa vision se brouillait. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas pleuré, qu’il n’avait pas senti une quelconque émotion. Perdu dans Kyoto, seul, n’ayant comme vie que son travail, il avait eu tout le loisir de faire le point sur son existence et de constater à quel point il manquait de joies en dehors de ce même travail. Mais le regard de Kurara, encore si vivace dans son esprit, ravivait ses blessures et faisait remonter de fines gouttes de tristesse jusqu’à son visage où elles s’écoulaient sans bruit. Masao ferma les yeux quelques instant. Une larme s’écrasa sur le sol silencieusement. Au dehors, la vie poursuivait son cours tranquillement, comme à son habitude. C’était un samedi comme il en avait existé tant auparavant et comme il allait en exister encore beaucoup. Personne ne connaissait les tourments de Masao. Tout le monde ignorait que son cœur blessé souffrait et qu’une seule personne pouvait le guérir, une seule personne qui se trouvait quelque part au Japon, une seule personne que Masao désirait retrouver alors qu’il ne disposait d’aucun moyen pour recouvrer sa trace.