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« La fille de la brume », une petite histoire imaginée par sidonie

1 La fille de la brume sidonie sidonie.tv@caramail.com 09-04-2007, 13:37 La nuit était encore très légèrement tiède en cette fin d’automne où les érables des jardins de Kyoto arboraient tous peu à peu leurs vives couleurs rouges. Une fine brume apportée par les vents depuis le lac Biwa humectait doucement le sol et enrobait d’un halo de gouttelettes les rares passants qui se hasardaient dans les rues de la ville à cette heure où il convenait de dormir. Masao Yuki revenait, un peu ivre, d’une longue soirée entre collègues, comme il le faisait à chaque veille de week-end. Il s’était distingué en chantant avec brio de nombreuses chansons dans le bar karaoké où ses collègues et lui avaient l’habitude de fêter la fin de semaine. Entre deux verres d’alcool, il avait doucement fait vibrer sa voix mais aussi quelques demoiselles rougissantes sur des mélodies qu’il connaissait maintenant parfaitement. Il aimait devenir, le temps d’une soirée, une vedette, toute relative qu’elle fût. Il appréciait ce regard d’admiration que lui lançaient les demoiselles qui l’écoutaient légèrement tremblantes et, le temps d’une chanson, il imaginait que sa vie était agréable, étant connu, reconnu et adulé. Mais c’était un jeune homme bien seul qui rentrait chez lui, reniflant quelquefois à cause de l’humidité ambiante. Car Masao Yuki, à l’âge de 27 ans, était toujours célibataire et n’avait rencontré, depuis son arrivée à Kyoto, aucune femme qui fût digne de son intérêt. Masao rêvait parfois, dans son petit studio, de la femme qui partagerait sa vie. Il la voyait, belle, charmante, aux yeux rieurs, aux cheveux fins. Il l’imaginait douce comme du lait d’amande. Il la voyait près des cerisiers au printemps, les fleurs roses et blanches laissant tomber leurs pétales dans ses cheveux. Lui, d’une caresse, enlèverait ces pétales en plongeant sa main dans sa douce chevelure alors que ses yeux se refléteraient dans ceux de son aimée. Mais cette nuit, dans la brume, Masao retournait dans un logement vide, où la seule compagnie qu’il avait consistait en un bonzaï offert par ses parents le jour de son départ pour Kyoto. Un bruit de pas lointain tira Masao de ses pensées. Dans ces rues où la brume semblait vouloir dévorer la ville, une autre personne devait rentrer chez elle. La démarche était assez rapide et légère. Masao se surprit à écouter l’allègre cadence de ces talons qui frappaient le sol humide de Kyoto. Les petits pas se rapprochaient, toujours avec ce rythme doux et joyeux qui avait poussé Masao à s’y intéresser. La brume laissa transparaître une ombre. Un léger frisson parcourut le dos de Masao sans qu’il ne su si c’était le froid où une quelconque intuition qui l’avait provoqué. L’ombre se fit plus précise tandis que le bruit des pas se faisait plus clair. Masao s’arrêta. Près d’un lampadaire que mouillait la brume, il attendait de découvrir à qui appartenait ces pas qui l’intriguaient. Sortant de la brume, une jeune femme fit son apparition. Sa silhouette fine semblait fondre dans la brume. Ses yeux se fixèrent une seconde sur Masao avant de fixer le sol sur lequel claquaient gaiement ses talons. En une seconde, Masao avait senti son corps se transpercer d’une flèche, se briser en une myriade de grains de sable. Son cœur, tel un oiseau prisonnier, se débattait dans sa poitrine. Des milliers de fourmis parcouraient ses membres. En un instant, il venait de découvrir un nouveau monde. En plongeant dans ces yeux, il avait pu boire le vin de l’amour. En se noyant dans ces prunelles, il s’était enivré de désir. Ce regard, ce simple regard avait suffi pour que Masao comprenne qu’il n’avait eu d’autre but que d’attendre celle qui le croisait. Il n’avait existé que pour rencontrer cette femme née de la brume et de l’amour. Masao voulu ouvrir la bouche, mais sa mâchoire ne pu esquisser un mouvement. Pétrifié par l’émotion, il ne pouvait que regarder cette délicieuse déesse qu’il voulait ravir à la brume. Il ne pouvait quitter des yeux les jambes fines, la douce silhouette et les longs cheveux soyeux de celle dont il ignorait même le nom. Réunissant ses forces et son courage, Masao tenta de dire un mot quelconque en vue d’attirer l’attention de cette fille de la brume. Sa mâchoire se desserra légèrement, mais Masao ne parvint à produire aucun son. Il du se contenter de voir s’enfoncer dans la brume la silhouette légère de cette demoiselle qui arborait une petite robe en dentelle mauve et un manteau lilas aux poignets de fourrure. Impuissant, Masao n’avait d’autre possibilité que de voir s’éloigner celle qu’il appelait la fille des brumes, une demoiselle - sortant peut-être d’une discothèque - qui, d’un regard, était parvenue à lui transpercer le cœur.

Mais ne disposait-il vraiment d’aucune autre solution que de voir la sublime apparition s’évanouir dans le brouillard, particulièrement dense ce soir-là ? Une petite voix au plus profond de lui-même lui murmura que non. Masao s’orientait parfaitement bien dans le quartier... même avec le surplus d’alcool qui circulait dans toutes les artères de son corps. On serait même tenté de dire que cet alcool, telle une drogue, décuplait – au moins provisoirement - certaines de ses facultés et distillait dans son cerveau des gouttes de génie. En une fraction de seconde, le plan du secteur se dessina virtuellement devant son regard. Il avait croisé celle qu’il baptisait déjà « sa bonne fée » au coin d’un vaste pâté de maison. La jeune fille devait suivre à présent la longueur d’un rectangle qu’il visualisait dans ses pensées avec la précision d’un géomètre. La largeur de ce rectangle lui apparut immédiatement comme « ridicule ». En courant (si l’alcool le lui permettait !), il pouvait, pensait-il, recroiser sans aucun problème la superbe créature au carrefour suivant. Une toute petite largeur, une longueur (qui risquait de paraître interminable), une autre petite largeur... et Masao pouvait retrouver sur son chemin la responsable de la flèche qui demeurait fichée dans son cœur. Masao entama sans attendre une course au petit trot. C’est qu’il lui fallait conserver des forces jusqu’au bout ! Il ne titubait absolument pas et s’en félicita intérieurement. Hop ! Il avait déjà avalé le premier virage. Dans la longue ligne droite, il se risqua à piquer un sprint. Son cœur se mit à battre la chamade ; il sentit un début de point de côté naître dans son flanc droit. Tel un athlète de haut niveau, il se concentra au maximum, tenta d’oublier la douleur qui devenait peu à peu lancinante et chercha au plus profond de son être ce que l’on nomme le « second souffle ». Et il le trouva, tant sa motivation était forte ! Lorsqu’il entra dans ce qui devait être la courte ligne droite finale, une migraine s’empara d’un lobe de son cerveau. Mais une idée qu’il jugea lumineuse surpassa immédiatement la céphalée : la jeune fille, elle, n’avait aucune raison de détaler comme lui. De plus, comme elle était juchée sur des talons relativement étroits et hauts, elle ne pouvait pas dépasser une certaine vitesse de progression. Donc, il allait réussir à la revoir ! Masao fouilla une nouvelle fois dans sa mémoire ; non, il n’y avait aucune rue adjacente dans la longue avenue que suivait l’inconnue, donc aucune « échappatoire »...
- Tu es vraiment un génie géométrique, murmura Masao avec un sourire d’autosatisfaction.

Le quatrième coin du quadrilatère n’était plus qu’à quelques enjambées. Instinctivement, Masao décéléra : il ne fallait pas qu’il tombe trop nez à nez avec celle à qui il ne cessait plus de penser ! Cela eût paru trop suspect. Il revint donc dans l’avenue du pas le plus normal qu’il pu adopter... pour constater immédiatement que la grande artère était désespérément vide devant lui ! En un éclair, le pourquoi de ce mystère sauta à ses yeux. La jeune fille ne circulait pédestrement que pour une période limitée. Elle avait certainement gagné sa voiture parquée quelque part dans cette avenue déserte. A cet instant, elle devait déjà se trouver dans un tout autre quartier de Kyoto. Masao lâcha un juron et martela la paume de sa main gauche avec son poing droit. Tout ce « marathon » avait été vain...
- Mais comment n’y ai-je pas songé plus tôt ! Grommela le jeune homme.

Mais il manqua d’avaler sa dernière syllabe... Là-bas, dans l’avenue, à une distance que le brouillard empêchait totalement d’apprécier, le cliquetis de deux talons typiquement féminins émergea progressivement du silence ouaté. Un cliquetis qui semblait déjà gravé dans la mémoire auditive de Masao. Elle approchait ! Ils allaient se croiser à nouveau, de très près cette fois. Les neurones de Masao se mirent littéralement en effervescence! Cette fois, il fallait faire quelque chose, dire quelque chose. Mais quoi ? En temps normal, il n’était déjà pas trop à l’aise en face d’une jeune fille, mais dans la circonstance présente... L’inconnue n’était plus qu’à quelques mètres. Le regard de Masao la dévorait et la photographiait tout en même temps. Sublime, elle était sublime ! Un visage dessiné par un orfèvre, une longue cascade de cheveux de jais tombant jusqu’à la taille, la silhouette élégante de l’un de ces « top models » de classe que Masao recherchait parfois sur Internet... Le jeune homme avait l’impression qu’il allait imploser, mais aussi le sentiment qu’il devait décocher à l’instant un trait de génie. Il fut d’une consternante banalité...
- Bonsoir... Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés quelque part ?
C’est fichu, se dit-il in petto ! Mais, à sa grande stupéfaction, la fille de la brume laissa une petite porte entrouverte. Avec un sourire aussi solaire qu’amusé, elle répondit :
- Si ! Au carrefour précédent ! Il y a quelques minutes...
Et elle ajouta en tendant la main à Masao :
- Bonsoir ! Je m’appelle Kurara...

Masao ne comprit pas immédiatement les paroles de la douce personne lui faisant face. Bercé par le son frêle et clair de la voix de son interlocutrice, il n’avait pu se concentrer sur les mots exacts qu’elle avait prononcés. Seule sa voix, cette douce voix, fraîche et fragile comme le murmure cristallin des sources du mont Azuma, lui était parvenue et tintait encore délicatement dans son esprit. Masao vit la jeune fille sourire en plissant ses yeux. Elle le contemplait, lui qui arborait un air quelque peu hébété, les joues rouges, le regard vide et l’esprit ailleurs. Lui qui voulait ressembler à un conquérant, voilà que son expression s’approchait plus de celle d’un poisson qui venait d’être pêché.
Tentant dans un ultime sursaut de reprendre possession de son esprit, Masao entreprit d’entamer une réelle conversation avec la jeune fille.
- Il fait assez chaud pour une nuit d’automne.
- Assez oui.
- Mais il fait humide.
- En effet.
- Mais il ne fait pas froid.
- C’est certain.

Masao se gratta la tête en souriant en signe de gêne. Il n’avançait guère et ses propos n’avaient aucun panache. Pire encore, ils étaient d’un ridicule flagrant, il s’en rendait parfaitement compte. Chaque seconde qui passait aggravait sa situation. Masao le ridicule, voilà comment bientôt il allait devoir se présenter s’il ne parvenait pas à trouver quelque répartie digne de son interlocutrice. Masao chercha quelques instants une phrase pouvant effacer la mauvaise impression donnée par le début de sa prestation.
- Vous revenez d’une discothèque ?
- Oui. J’aime beaucoup danser. Et vous ?
- Je préfère chanter. Je m’appelle Masao Yuki.

Le plus maladroitement du monde, Masao était parvenu à glisser son nom. Le dialogue était décousu. Il maudit ses collègues qui l’avaient poussé à crier trop souvent « Kampaï ! ». Il l’avait claironné au moins dix fois. Il avait donc bu au moins dix verres de saké et l’alcool l’empêchait d’avoir les idées claires.
Durant quelques secondes, un silence profond s’installa. Masao ne savait que dire tandis que son interlocutrice souriait, amusée.
- Quel est votre nom ?
- Il n’a pas changé depuis tout à l’heure. Je m’appelle Kurara.
Devant l’air gêné de Masao, la jeune femme se mit à rire doucement en tournant légèrement la tête. Ses longs cheveux ondulèrent délicatement en suivant le mouvement de leur propriétaire.
- Il se fait tard, ajouta Kurara en faisant mine de regarder le ciel. Et la brume n’est pas bonne pour mon manteau. Je dois partir, Masao-san. Ne faites pas de mauvaises rencontres, car les rues de Kyoto réservent parfois des surprises.
Sur ces mots, Kurara reprit sa marche et disparut dans le brouillard, happée par la nuit. Masao ne pu réagir. Il regarda s’évanouir la fille de la brume sans un geste, répétant simplement « Kurara » dans un chuchotement, comme une prière, comme une incantation.

La nuit redevint aussi banale qu’elle l’avait été avant cette entrevue. Masao se demanda un instant s’il n’avait pas rêvé. Avait-il pu imaginer cette rencontre ? Avait-il créé cette délicieuse personne au doux nom de Kurara ? Son esprit était-il assez puissant pour concevoir une personne aussi charmante, aussi féerique et délicate que celle avec qui il avait échangé quelques mots ? Masao ne pouvait s’en convaincre. Cette rencontre avait été si belle et Kurara était si merveilleuse qu’elle ne pouvait être le fruit de son esprit. Hanté par le sourire de Kurara, par sa voix et son regard, Masao se coucha dès qu’il eut rejoint son logement. Son âme était marquée par l’empreinte de Kurara.


Responsable du site : Lucie Sobek


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