Mais ne disposait-il vraiment d’aucune autre solution que de voir la sublime apparition s’évanouir dans le brouillard, particulièrement dense ce soir-là ? Une petite voix au plus profond de lui-même lui murmura que non. Masao s’orientait parfaitement bien dans le quartier... même avec le surplus d’alcool qui circulait dans toutes les artères de son corps. On serait même tenté de dire que cet alcool, telle une drogue, décuplait – au moins provisoirement - certaines de ses facultés et distillait dans son cerveau des gouttes de génie. En une fraction de seconde, le plan du secteur se dessina virtuellement devant son regard. Il avait croisé celle qu’il baptisait déjà « sa bonne fée » au coin d’un vaste pâté de maison. La jeune fille devait suivre à présent la longueur d’un rectangle qu’il visualisait dans ses pensées avec la précision d’un géomètre. La largeur de ce rectangle lui apparut immédiatement comme « ridicule ». En courant (si l’alcool le lui permettait !), il pouvait, pensait-il, recroiser sans aucun problème la superbe créature au carrefour suivant. Une toute petite largeur, une longueur (qui risquait de paraître interminable), une autre petite largeur... et Masao pouvait retrouver sur son chemin la responsable de la flèche qui demeurait fichée dans son cœur. Masao entama sans attendre une course au petit trot. C’est qu’il lui fallait conserver des forces jusqu’au bout ! Il ne titubait absolument pas et s’en félicita intérieurement. Hop ! Il avait déjà avalé le premier virage. Dans la longue ligne droite, il se risqua à piquer un sprint. Son cœur se mit à battre la chamade ; il sentit un début de point de côté naître dans son flanc droit. Tel un athlète de haut niveau, il se concentra au maximum, tenta d’oublier la douleur qui devenait peu à peu lancinante et chercha au plus profond de son être ce que l’on nomme le « second souffle ». Et il le trouva, tant sa motivation était forte ! Lorsqu’il entra dans ce qui devait être la courte ligne droite finale, une migraine s’empara d’un lobe de son cerveau. Mais une idée qu’il jugea lumineuse surpassa immédiatement la céphalée : la jeune fille, elle, n’avait aucune raison de détaler comme lui. De plus, comme elle était juchée sur des talons relativement étroits et hauts, elle ne pouvait pas dépasser une certaine vitesse de progression. Donc, il allait réussir à la revoir ! Masao fouilla une nouvelle fois dans sa mémoire ; non, il n’y avait aucune rue adjacente dans la longue avenue que suivait l’inconnue, donc aucune « échappatoire »...
- Tu es vraiment un génie géométrique, murmura Masao avec un sourire d’autosatisfaction.
Le quatrième coin du quadrilatère n’était plus qu’à quelques enjambées. Instinctivement, Masao décéléra : il ne fallait pas qu’il tombe trop nez à nez avec celle à qui il ne cessait plus de penser ! Cela eût paru trop suspect. Il revint donc dans l’avenue du pas le plus normal qu’il pu adopter... pour constater immédiatement que la grande artère était désespérément vide devant lui ! En un éclair, le pourquoi de ce mystère sauta à ses yeux. La jeune fille ne circulait pédestrement que pour une période limitée. Elle avait certainement gagné sa voiture parquée quelque part dans cette avenue déserte. A cet instant, elle devait déjà se trouver dans un tout autre quartier de Kyoto. Masao lâcha un juron et martela la paume de sa main gauche avec son poing droit. Tout ce « marathon » avait été vain...
- Mais comment n’y ai-je pas songé plus tôt ! Grommela le jeune homme.
Mais il manqua d’avaler sa dernière syllabe... Là-bas, dans l’avenue, à une distance que le brouillard empêchait totalement d’apprécier, le cliquetis de deux talons typiquement féminins émergea progressivement du silence ouaté. Un cliquetis qui semblait déjà gravé dans la mémoire auditive de Masao. Elle approchait ! Ils allaient se croiser à nouveau, de très près cette fois. Les neurones de Masao se mirent littéralement en effervescence! Cette fois, il fallait faire quelque chose, dire quelque chose. Mais quoi ? En temps normal, il n’était déjà pas trop à l’aise en face d’une jeune fille, mais dans la circonstance présente... L’inconnue n’était plus qu’à quelques mètres. Le regard de Masao la dévorait et la photographiait tout en même temps. Sublime, elle était sublime ! Un visage dessiné par un orfèvre, une longue cascade de cheveux de jais tombant jusqu’à la taille, la silhouette élégante de l’un de ces « top models » de classe que Masao recherchait parfois sur Internet... Le jeune homme avait l’impression qu’il allait imploser, mais aussi le sentiment qu’il devait décocher à l’instant un trait de génie. Il fut d’une consternante banalité...
- Bonsoir... Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés quelque part ?
C’est fichu, se dit-il in petto ! Mais, à sa grande stupéfaction, la fille de la brume laissa une petite porte entrouverte. Avec un sourire aussi solaire qu’amusé, elle répondit :
- Si ! Au carrefour précédent ! Il y a quelques minutes...
Et elle ajouta en tendant la main à Masao :
- Bonsoir ! Je m’appelle Kurara...
Masao ne comprit pas immédiatement les paroles de la douce personne lui faisant face. Bercé par le son frêle et clair de la voix de son interlocutrice, il n’avait pu se concentrer sur les mots exacts qu’elle avait prononcés. Seule sa voix, cette douce voix, fraîche et fragile comme le murmure cristallin des sources du mont Azuma, lui était parvenue et tintait encore délicatement dans son esprit. Masao vit la jeune fille sourire en plissant ses yeux. Elle le contemplait, lui qui arborait un air quelque peu hébété, les joues rouges, le regard vide et l’esprit ailleurs. Lui qui voulait ressembler à un conquérant, voilà que son expression s’approchait plus de celle d’un poisson qui venait d’être pêché.
Tentant dans un ultime sursaut de reprendre possession de son esprit, Masao entreprit d’entamer une réelle conversation avec la jeune fille.
- Il fait assez chaud pour une nuit d’automne.
- Assez oui.
- Mais il fait humide.
- En effet.
- Mais il ne fait pas froid.
- C’est certain.
Masao se gratta la tête en souriant en signe de gêne. Il n’avançait guère et ses propos n’avaient aucun panache. Pire encore, ils étaient d’un ridicule flagrant, il s’en rendait parfaitement compte. Chaque seconde qui passait aggravait sa situation. Masao le ridicule, voilà comment bientôt il allait devoir se présenter s’il ne parvenait pas à trouver quelque répartie digne de son interlocutrice. Masao chercha quelques instants une phrase pouvant effacer la mauvaise impression donnée par le début de sa prestation.
- Vous revenez d’une discothèque ?
- Oui. J’aime beaucoup danser. Et vous ?
- Je préfère chanter. Je m’appelle Masao Yuki.
Le plus maladroitement du monde, Masao était parvenu à glisser son nom. Le dialogue était décousu. Il maudit ses collègues qui l’avaient poussé à crier trop souvent « Kampaï ! ». Il l’avait claironné au moins dix fois. Il avait donc bu au moins dix verres de saké et l’alcool l’empêchait d’avoir les idées claires.
Durant quelques secondes, un silence profond s’installa. Masao ne savait que dire tandis que son interlocutrice souriait, amusée.
- Quel est votre nom ?
- Il n’a pas changé depuis tout à l’heure. Je m’appelle Kurara.
Devant l’air gêné de Masao, la jeune femme se mit à rire doucement en tournant légèrement la tête. Ses longs cheveux ondulèrent délicatement en suivant le mouvement de leur propriétaire.
- Il se fait tard, ajouta Kurara en faisant mine de regarder le ciel. Et la brume n’est pas bonne pour mon manteau. Je dois partir, Masao-san. Ne faites pas de mauvaises rencontres, car les rues de Kyoto réservent parfois des surprises.
Sur ces mots, Kurara reprit sa marche et disparut dans le brouillard, happée par la nuit. Masao ne pu réagir. Il regarda s’évanouir la fille de la brume sans un geste, répétant simplement « Kurara » dans un chuchotement, comme une prière, comme une incantation.
La nuit redevint aussi banale qu’elle l’avait été avant cette entrevue. Masao se demanda un instant s’il n’avait pas rêvé. Avait-il pu imaginer cette rencontre ? Avait-il créé cette délicieuse personne au doux nom de Kurara ? Son esprit était-il assez puissant pour concevoir une personne aussi charmante, aussi féerique et délicate que celle avec qui il avait échangé quelques mots ? Masao ne pouvait s’en convaincre. Cette rencontre avait été si belle et Kurara était si merveilleuse qu’elle ne pouvait être le fruit de son esprit. Hanté par le sourire de Kurara, par sa voix et son regard, Masao se coucha dès qu’il eut rejoint son logement. Son âme était marquée par l’empreinte de Kurara.