Elle vint vers moi pour m’embrasser tendrement en me demandant d’un air coquin comment j’avais trouvé le voyage de la veille. Je lui dis que je ne pourrais jamais oublier ce transport amoureux au sens littéral du mot. Nous nous servirent, puis vinrent consommer les différents petits plats en nous asseyant dans le salon attenant. Le décor qui m’avait tant plu la première fois restait pour moi le nec plus ultra du luxe et du bon goût. Même si j’aimais travailler dans notre ex demeure, je convenais qu’ici nous étions dans un cadre de rêve. Sylviane me raconta alors sa semaine passée à la montagne, pour évaluer le chalet d’un de ses clients. Non seulement il était évalué mais elle l’avait vendu grâce à l’entregent d’une de nos connaissances anglaises. Elle avait astucieusement pensé à Gordon, un de mes anciens collègues, elle lui avait téléphoné, ce dernier l’avait mise en rapport avec un de ses amis qui cherchait ce type de bien à la montagne. Pour les britanniques, rien ne semble cher en France, tant le prix de l’immobilier est élevé chez eux du fait en autre des baux emphytéotiques. Elle avait encore gagné une commission rondelette, qui permettait non seulement de vivre dans le luxe mais aussi de profiter de la vie plus que je ne l’aurais jamais espéré quand j’avais vingt ans. Outre l’hôtel particulier, c’était bonne chair, vêtements de luxe, voyages de rêve. Je gagnais plus que bien ma vie grâce au contrat passé avec Benjamin, mais sans commune mesure avec ce que Sylviane avait pu amassé en vendant des biens immobiliers. Elle avait le génie des affaires, car outre les commissions qu’elle percevait sur les transactions qu’elle effectuait, elle avait joué les promoteurs pour un bon nombre d’immeubles de notre ville et de ses alentours. Cette petite ville, pour moi havre de tranquillité, avec le charme désuet d’une France rurale, ne convenait plus à Sylviane qui envisageait de transférer ses bureaux à Paris. Elle adorait recevoir, voire faire la cuisine, notre vie lui semblait trop casanière maintenant que ni elle ni moi avions peur du quand dira t’on. Nous n’avions que très peu de relations étant donné l’étrangeté de notre couple, je pense que Sylviane à Paris comptait en tirer parti. Cette femme était étrange, comment penser que cette bourgeoise élevée chez les bonnes sœurs pourrait un jour aider la transformation de son mari qu’elle avait un jour surpris habillé en femme ? C’était plus que de l’anticonformisme, c’était un désir profond de rupture. Je compris ce jour là que notre vie allait changer radicalement, que Sylviane voulait rencontrer du monde avec son transsexuel de mari.
Notre brunch s’éternisa jusqu’à l’heure du thé tant nous avions de choses à nous raconter. Les non dits comme toujours étant plus importants que les paroles. Il fut convenu que nous allions déménager définitivement pour le Marais, que Sylviane ferait quelques allers-retours hebdomadaires vers son agence mais que rapidement, ou elle s’associerait avec des collègues parisiens, ou elle louerait ses propres locaux. La recherche notre hôtel particulier lui avait montré qu’il existait une réelle clientèle très riche désirant vivre dans Paris , que ce soit de riches industriels, des gens du show business, mais surtout de riches américains cultivés, ce qui n’est pas toujours antinomique. Elle avait tout prévu, un transporteur déménagerait ce qui nous était utile, notamment tous mes outils de travail. Les meubles dont nous ne voulions plus seraient directement dirigés vers un commissaire priseur de l’hôtel Drouot. J’avais quelques tableaux auxquels je tenais, il fut convenu qu’ils viendraient ici. Il me restait à faire mon deuil de la vie peinarde que j’avais menée jusqu’ici, exception des voyages professionnels que j’avais effectués ces dernières années. J’étais inquiète d’avoir à changer de cadre de vie, en terme de surface je n’y perdais rien bien au contraire, nous avions même ici un jardin de taille plus respectable en plein cœur de Paris. Je me remémorais en quelques instants les heures passées dans notre maison entre mon ordinateur et notre dressing, mes sorties dans les magasins à la recherche d’une nouvelle tenue. J’avais au fond passé beaucoup de temps toute seule en attendant le retour de Sylviane. Celle-ci ne m’avait jamais considérée comme une femme au foyer, le fait que nous n’ayons jamais vraiment eu de femme de ménage était plus lié à notre condition hors normes qu’à une volonté délibérée. Ici, Sylviane avait embauché du personnel de maison, nuance avec la notion de femme de ménage !
« Je te propose de sortir » me dit Sylviane alors qu’il allait être 18 heures.
« Que penses tu d’un spectacle à l’Opéra ? » Je fus surprise car étant donné la difficulté pour obtenir un billet à l’Opéra Bastille, je ne voyais pas comment deux heures avant le début du spectacle ce soit possible. Sylviane prit plaisir à mon étonnement, elle se fit mystérieuse, attendant ma question : « Comment est ce possible ? » Son sourire fut en lui-même une réponse, c’était prévu depuis longtemps en ce jour anniversaire de notre première rencontre. J’avais oublié, ceci expliquait plus que ma sortie la veille l’ire de Sylviane quand elle rentra dans la maison vide. Je compris soudain que mon sexe biologique ne m’avait pas quitté malgré mes apparences de femme accomplie, Sylviane était la femme, je restais l’homme du couple. Nous montâmes nous habiller en tenue de soirée, bien entendu nous choisîmes pour moi celle achetée rue Montaigne. Sylviane désirait porter son tailleur pantalon de soie. Nous avalâmes dans la hâte quelques petits fours du brunch, une voiture nous attendait devant la porte pour conduire ces dames à l’opéra. Ce n’était pas très loin mais Sylviane ne voulait pas que nous nous promenions ainsi habillées pour ne pas susciter quolibets ou jalousie. Je dois reconnaître qu’étant donné la taille de mes talons la distance m’aurait parue longue malgré mon entraînement lorsque nous visitions Séville quelques années auparavant.
C’était la première fois que j’allais à l’opéra à Paris, j’avais connu celui de New York, de San Francisco, de Saint Petersbourg mais je n’avais jamais pu obtenir de place ni pour le Palais Garnier, ni pour l’Opéra Bastille. La voiture nous déposa aux pieds des escaliers, j’avais très envie de prendre Sylviane par la main, ce que je fis sans soucis des convenances. Je me sentais démarrer une nouvelle vie, plus mondaine que la précédente. Sylviane fut ravie de mon geste, elle me serra la main très fort comme pour me dire la vie est à nous. Je ne m’étais pas enquit du spectacle, cela me semblait secondaire devant la symbolique de l’évènement. Il s’agissait de Don Juan de Mozart, musique dont chaque note évoque tous les aspects de la séduction et de l’amour. Nous étions merveilleusement placées dans ce chef d’œuvre d’acoustique. L’ouverture retentit, nous étions très proches l’une de l’autre pour célébrer notre première rencontre. Lors d’une reprise, je posais à Sylviane la question qui me brûlait les lèvres depuis le début de la représentation : « Qui de nous deux fut Don Juan ? » La réponse fusa : « Toi bien sûr couillon ! ». J’étais en cet instant redevenu Gérard, j’avais beau me regarder, j’étais en robe d’Emmanuel Ungaro. Comment Sidonie pouvait se muer en Gérard dans la tête de Sylviane ? Quelle mémoire affective pouvait lui permettre ce retour en arrière. Elle n’avait prononcé mon prénom d’homme qu’une fois, lorsqu’elle avait un soir désiré un enfant. Etait ce un regret de ne plus avoir avec elle un vrai homme ? Le reste de la représentation fut pour moi synonyme de réflexion sur le sujet. Je regardais son profil de temps en temps, elle buvait la musique.
A l’entracte, nous avions bu une coupe de champagne sans pratiquement échanger une quelconque parole sauf pour commenter quelques toilettes extravagantes portées par des parisiennes élégantes. Nous sortions maintenant ivres de musique, la voiture nous attendait pour nous emmener dîner chez Julien, brasserie du faubourg Montmartre où l’on peut manger tard le soir. Notre entrée ne passa pas inaperçue et surtout notre slalom entre les tables pour rejoindre la nôtre réservée par Sylviane comme il ce doit. Un garçon, habillé à l’ancienne, c'est-à-dire en gilet et tablier, vint nous proposer le menu. D’un commun accord nous choisîmes un ris de veau aux petits légumes et une tarte des sœurs Tatin. La difficulté fut le choix du vin rouge ou blanc était la question. Le sommelier consulté pensait qu’un Chablis grand cru était conseillé aussi bien avec le plat principal que le dessert. Je me laissais faire bien que pas convaincu par ce mariage. En fait il avait raison ce type de Chablis est divin donc assorti à presque tous les mets. Notre « vie parisienne » aurait pu commencé par Offenbach, Mozart étant comme même quelques étages au dessus. Nous avions le temps d’aller voir La Belle Hélène à L’opéra comique.